Marie-Claire Lesigne

Greffée du rein

Les saveurs de la vie

C’était le nom de la petite boutique située au cœur du Plateau-Mont-Royal depuis 1985.

Sa propriétaire, qui la tenait avec joie et bonne humeur, l’avait baptisée ainsi parce que, dès l’entrée, l’odorat, la vue et même le goût étaient immédiatement sollicités. Elle avait engagé des jeunes femmes aussi passionnées qu’elle pour l’aider. Patricia, Aurora et Paula accueillaient et conseillaient agréablement les clients, aidées en fin de journée et le samedi par des étudiantes embauchées pour les seconder.

Guy, son mari, gourmand certifié et chef pâtissier par vocation, était aux commandes dans l’atelier artisanal jouxtant le petit magasin. Il fabriquait avec Dave, José et Patrick, sa petite équipe chevronnée, autant de délices et de gourmandises qui sortaient du four au fil des jours s’égrenant joyeusement.

Son atelier regorgeait de trésors sucrés comme l’été indien, le parfait amour, le palais-royal, le Paris-Brest, l’opéra, le St-Honoré, le baba au rhum ou les gâteaux d’anniversaire, de mariage, de baptême, les croquembouches, les tartes aux fraises, aux fruits, au citron ainsi que les classiques : mille-feuilles, éclairs, religieuses, croissants, chocolatines, brioches, chaussons aux pommes, financiers, amandoises, madeleines, petits fours glacés ou secs, macarons, chocolats, bonbons… mais aussi de bien d’autres bonnes choses qui comblaient les plus affamés.

Elle avait ce don de faire plaisir, voulait rendre heureux les gens autour d’elle et mettait tout son cœur à révéler à son quartier et même au-delà, la qualité de leurs produits. Elle goûtait tout, elle aimait tout, tout sentait bon, tout était délicieux et elle offrait généreusement chacun de ces petits bonheurs odorants et exquis aux clients qui les appréciaient et répondaient présents à chaque occasion de fêter les événements défilant allègrement dans leur vie.

Un vrai cadeau que cette vie-là !

La boutique la tenait occupée presque sept jours sur sept, ce qui demandait beaucoup d’efforts mais lui procurait tellement de bonheur ! Elle était très sollicitée et cumulait les fonctions de goûteuse, vendeuse, acheteuse, livreuse, gérante, administratrice et comptable.

Elle adorait ça !

Ses seuls loisirs étaient de partir chaque année en Europe ou ailleurs pendant le mois de juillet. Encore là, elle n’oubliait jamais ses chers clients et leur laissait toujours un petit mot sur le grand tableau de la vitrine décorée d’une ambiance de vacances, en leur expliquant à sa façon pourquoi les voyages étaient nécessaires afin de se ressourcer, mais aussi de découvrir et de réinventer d’autres nouveaux délices…

En 2000, elle a un bilan de santé excellent et part en France le cœur léger, mais au retour, fatiguée, sans entrain, elle va consulter son médecin. Le Dr F.J. est plus qu’un simple médecin, il la connaît bien et la suit depuis longtemps, devenu un confident au fil des ans, presque un ami. « Les vacances ont été mouvementées, je suis très fatiguée », lui raconte-t-elle brièvement. Il lui répond qu’il a lu La Presse et le courrier des lecteurs, « ta lettre est très explicite Marie-Claire », ajoute-t-il d’un ton badin. Puis, très vite attentif, il lui demande de s’asseoir, lui prend le bras et commence à l’ausculter. Il constate une tension trop haute, lui prescrit un bilan sanguin et une échographie qui montreront des reins anormaux et la mèneront très vite chez un néphrologue. Une visite, puis deux, la conduisent petit à petit vers la protection rénale et un régime adapté à son nouvel état.

Impossible de continuer à se consacrer à son captivant métier, il lui faut rapidement penser à changer de vie et à se séparer de ce petit paradis qu’elle et son époux avaient créé tous les deux. 

Un gros, un très gros, un énorme sacrifice qu’elle demande à son mari passionné et à elle-même qui adore le seconder et écouler ce qu’il fait amoureusement.

Tout s’écroule !!

Désormais, il lui sera impossible de convaincre et de fidéliser une clientèle ! Étant obligée de suivre un régime sévère, elle ne pourra plus goûter tous les délices avant de les proposer aux clients comme elle avait toujours fait. Plus moyen d’être crédible et à la hauteur de sa passion, elle refuse d’emblée de faire les choses à moitié ou encore de simuler. Elle décide alors de se préparer et de se consacrer à résister. Elle veut retarder et combattre la maladie. 

Pour cela, il leur faut à son mari et elle être libres et mettre la boutique en d’autres mains qui poursuivront ce qu’ils ont commencé ensemble. Ce qu’ils font rapidement, presque en cachette !

Elle organise sa vie autour de la maladie, occupe temporairement un poste de secrétaire-réceptionniste chez son dentiste et tient la comptabilité pour un atelier d’architecture où elle a travaillé plus jeune et avec lequel elle avait gardé des contacts amicaux. Elle suit aussi des cours d’informatique, fait de l’exercice, beaucoup d’exercice, aérobie, stretching, zumba, trois et même quatre fois par semaine. Elle donne aussi un peu de son temps bénévolement à l’Institut Louis Braille en faisant de la lecture à l’intention des personnes non voyantes. Son mari reprend du service pendant quelques mois chez un confrère pâtissier et finalement, se voit offrir un poste par son ami André, de chez Euro-Excellence, importateur de produits fins européens.

Ils profitent tous deux de leur liberté retrouvée pour partir de temps en temps en voyage seuls ou avec des amis qui ont les mêmes goûts d’escapade et d’évasion. Une vie plus calme, mieux réglée, plus adaptée à ce nécessaire changement qui leur permet ensemble de suivre les contraintes, de prévoir les étapes et d’apprivoiser l’évolution de la maladie.

Tout un programme ! 

Elle s’inscrit à la clinique de protection rénale de l’Hôpital Notre-Dame où elle est déjà suivie par le Dr M.L. Elle y rencontre Marie-R. qui la conseille judicieusement et elle s’adapte à ce nouveau rythme de vie en se documentant sur les façons d’éviter la dialyse le plus longtemps possible. Elle réussit à y échapper jusqu’en avril 2012, date à laquelle elle part en Floride avec Guy et ses amis Bernard et Margo qui viennent d’acquérir un petit pied-à-terre très agréable.

Une fois sur place, elle a un vrai coup de foudre pour un appartement qu’ils achètent ensemble pour une bouchée de pain en se disant que des vacances en hiver au soleil aideront sûrement à rendre la dialyse évitable… 20132014… le compteur tourne, la maladie et la créatinine progressent petit à petit. Elle se renseigne sur les façons de vivre avec la dialyse et envisage une éventuelle transplantation… En 2015 son premier contact avec un chirurgien en retard et pressé la décourage : il lui parle de son âge, de ses veines très fines et anéantit tout espoir non seulement de dialyse, mais aussi de transplantation.

Vite, elle se réfugie chez son médecin qui la console et l’encourage à solliciter l’avis d’un autre chirurgien qu’il lui recommande prenant immédiatement pour elle un rendez-vous. La rencontre est un succès et le Dr E. lui fera une belle fistule qui, après un essai manqué, est prête à fonctionner ! Quelle frousse elle a eue ! 

Automne 2015, elle est prête. Elle commence la dialyse qui sera effectuée à l’hôpital pendant dix-sept mois très difficiles à vivre et à supporter, des mois qu’elle préfère oublier. Le Dr L. lui parle souvent de dialyse semi-autonome et du nouveau centre qui ouvrira prochainement. Elle attend patiemment son ouverture et obtient son transfert là-bas au début du mois d’avril 2017. Elle a raison d’espérer un renouveau à ce centre externe car elle y apprend à se piquer elle-même grâce à l’enseignement de K., une adorable infirmière clinicienne compétente, efficace et patiente dont elle garde un excellent souvenir.

Parallèlement, elle passe toute une série de tests pour déterminer son état de santé. Sa demande d’inscription sur la liste de Transplant Québec en vue d’une éventuelle transplantation est acceptée.

Les donneurs s’offrent, son mari tout d’abord qui est refusé, son fils Thierry qu’elle refuse car il a fort à faire avec deux jeunes jumeaux, Xavier et Loïc. Puis un ami très proche, J-L.F., lui dit qu’il est candidat. Il fait les démarches nécessaires, rencontre plusieurs fois le Dr P. et apprend finalement qu’il ne pourra être donneur car il a de petits soucis de santé qu’il lui faut soigner. Puis un nouvel espoir survient, sa meilleure amie Monique B., vivant à Vancouver, décide de passer tous les tests, mais le dernier examen n’est pas assez convaincant et montre qu’un don pourrait mettre Monique en danger.

Elle renonce alors à un don vivant malgré une proposition de son amie d’enfance Mimi F. qui, depuis la France, lui offre généreusement un de ses reins.

Elle se prépare à attendre un éventuel donneur compatible pendant plusieurs années, peut-être trois, quatre, cinq ans comme tant d’autres selon les informations qu’elle glane un peu partout. Elle s’installe peu à peu dans sa nouvelle vie de dialysée semi-autonome qu’elle supporte plutôt bien. Un nouveau monde qu’elle apprivoise et dont elle essaie de changer la monotonie en y apportant, à sa manière, sa bonne humeur et sa chaleur. Elle distribue des petits bonheurs (madeleines, petits-fours, macarons, chocolats) confectionnés par son mari aux patients qui l’entourent, Diane, Christiane, Paul, Stéphane et aux soignants, comme Kristell, Salima, Johanne, Jean-Marc, Suzanne, Ruth, Boualem et tant d’autres… Elle a pris l’habitude de saluer tout le monde à son arrivée dans la grande salle, les malades comme les soignants et à son départ dès la fin de chaque séance de dialyse. Elle se fait demander souvent : « Comment fais-tu pour être toujours de bonne humeur ? » Elle ne sait pas, c’est naturel, elle aime mettre de la gaîté dans sa vie et dans celle des autres. Elle se revoit partir à toute vitesse après chaque séance, ragaillardie par le traitement reçu et saluer joyeusement celles et ceux qui attendent de prendre leur place en leur souhaitant une bonne soirée.

Le 31 juillet 2017, elle est en dialyse seule dans un des petits box. C’est rare car elle préfère rester dans la grande salle. Elle est suivie par K., son infirmière préférée, quand le Dr L qui la soigne depuis le début de sa maladie se présente à son box en fermant la porte sans raison apparente tout en demandant que l’infirmière vienne les rejoindre. Elle le sent fébrile mais ne se doute absolument pas de ce qu’il va lui annoncer dès que K. les rejoint. D’abord, elle comprend mal, ses oreilles bourdonnent, elle est trop émotive et entend : « votre nom sorti… chance… dame… Québec… AVC… reins bons… maintenue en vie… »

K. prend la relève, lui explique calmement : « Marie-Claire, c’est votre chance unique pour une vie meilleure, il faut la saisir », mais elle reste abasourdie, tellement émue, incapable de réfléchir, de prendre LA décision. Puis elle se défend : « Mais je suis bien ici avec vous. » Elle avoue avoir peur du changement et de ce que cette nouvelle opération lui apportera, elle n’a pas eu le temps d’envisager autre chose que cette vie en dialyse, presque confortable, à laquelle elle s’est habituée doucement.

Elle essaie de joindre son mari mais il ne peut lui parler, il est sur la chaise chez le dentiste Antoine S. à qui elle explique brièvement ce qui lui arrive et qui lui dit rapidement « Conseil d’ami, acceptez Marie-Claire, ma sœur a été greffée deux fois, un changement et un succès qu’elle ne regrette pas ! » Un autre appel à son fils cette fois la convainc d’envisager la situation sérieusement. « Accepte M’man… accepte ! », elle l’entend encore son Grand… et sanglote comme une gamine.

Le Dr L. revient la voir, lui donne d’autres détails sur sa donneuse, une dame un peu plus jeune, compatible avec elle, victime d’une hémorragie cérébrale dont les reins sont sains. Elle est maintenue en vie, car sa famille n’a pas encore pris de décision. Puis il revient encore pour lui dire qu’il doit la quitter car il a des patients qui l’attendent à son bureau, c’est le Dr P. qui prendra la relève et l’appellera pour avoir sa réponse… Elle croit lui avoir dit : « Merci d’être venu. » C’est toujours la tempête à l’intérieur de sa tête… Son mari arrive enfin, se dirige directement vers K., discute calmement avec elle et emporte ses affaires au vestiaire, la séance de dialyse est terminée ! Elle est prête, dit au revoir brièvement autour d’elle puis s’enfuit presque sans s’occuper de son statut de patiente autonome.

Il peine à la suivre et lui déclare qu’il faut qu’elle accepte, ce sera mieux pour elle, pour lui, pour tous… Elle court et a hâte d’arriver chez elle. Ils roulent sur le pont Jacques Cartier quand, tout à coup, la sonnerie du téléphone lui rappelle qu’elle doit prendre une décision. Le Dr P. lui annonce que sa donneuse est maintenant en mort cérébrale, que la famille a signé le don d’organes. Elle lui dit oui du bout des lèvres et obtient un petit délai pour rentrer à la maison, prendre une douche et quelques effets personnels dans une petite valise. Elle rappelle son fils, bafouille elle ne sait plus quoi. Son mari l’emmène à l’Hôpital Notre-Dame en un temps record.

Le reste est complètement flou, elle doit rester à jeun pour être greffée rapidement, le soir même, dans la nuit, le greffon est déjà en route pour Montréal, il faut faire vite, très vite !

Elle ne se souvient pas de grand-chose sinon d’avoir été installée seule dans une chambre et prise en charge par plusieurs personnes. Ce n’est que le lendemain qu’elle est emmenée à la salle d’opération par du personnel très gentil avec lequel elle a parlé et ri quand on lui installe son bonnet. Puis d’avoir dit, une fois ses lunettes enlevées : « Vous pouvez faire ce que vous voulez maintenant, je n’y vois plus rien ! »

Elle a aussi remarqué un homme mince et sympathique déjà habillé pour la salle d’opération qui s’est présenté et lui a demandé si elle a vu son greffon, juste là un peu en retrait à côté d’elle dans son beau contenant tout scintillant. Il lui a expliqué qu’il avait été préparé lui aussi et qu’il l’attend sur un lit de glace. Elle aimerait lui demander de le voir, mais déjà elle ne lutte plus, réagit à peine, s’abandonne, toute molle et de moins en moins consciente.

Elle ne se rappelle pas plus son réveil sauf de son mari à la fois si inquiet et si confiant qui est à son chevet et attend en vain un mot d’elle. Sans réaction, à peine éveillée, elle se rendort immédiatement, trop fatiguée et droguée par l’anesthésie et les opiacés.

Pendant les jours qui suivent, chaque matin, elle est réveillée très tôt par un infirmier qui lui fait une prise de sang et repart à toute vitesse. Il lui est impossible de reconnaître où elle se trouve, perdue et imaginant qu’on la change de chambre continuellement. Les nuits sont pires, elle a des hallucinations, les murs de sa chambre s’ornent de mouches énormes, roses et bleues, bien détaillées et très belles, les tableaux fixés aux murs bougent et changent continuellement de place. Il lui est impossible de se repérer, les lumières aussi se déplacent et la gênent, les bruits sont tellement amplifiés qu’elle imagine que les soignants font la fête toutes les nuits. Elle se rappelle avoir sonné souvent, demandant d’allumer ou d’éteindre et recommandant même aux soignants de se taire. Elle se souvient aussi de ce fauteuil sur lequel s’assoit son mari tous les jours auprès d’elle et des oreillers et couvertures qui le rendent plus confortable. La nuit venue, elle voit le tout se transformer en une sorte de bonhomme qui la regarde, lui sourit, lui fait un clin d’œil, se met à bouger et, lui semble-t-il, veille sur elle. Elle se demande si elle n’est pas en train de perdre la tête… Serait-ce l’effet des drogues, des calmants, des médicaments ?

« Sûrement ! », se dit-elle. Il faudra qu’elle demande à son chirurgien…

Peu à peu, jour après jour, elle retrouve un peu plus de vigueur, un peu plus d’énergie et fait quelques pas dans les couloirs, aidée de son mari. Une première visite lui fait très plaisir, son fils, son grand Thierry et une seconde, Paul, un tout jeune homme qui lui a raconté son histoire. Elle l’a connu en dialyse d’abord à l’hôpital et au centre. Puis quelques amis, Françoise et Anthony, Aurora et Jacques, d’autres encore viendront les jours suivants. Mais elle n’a guère de temps à elle, toujours suivie de très près : médecins, infirmiers(ères), chirurgiens, psychologue, pharmacien, tous attentifs et compréhensifs, viennent la voir, lui posent d’innombrables questions auxquelles elle répond du mieux qu’elle peut. Elle apprend de bonnes et de moins bonnes nouvelles dont elle ne tient pas compte, serre les dents, s’adapte à son nouvel état, décide de vivre au quotidien et obtient finalement son congé une dizaine de jours plus tard après une multitude d’examens et de rencontres. Heureuse et impatiente de rentrer à la maison, d’apprivoiser « son BB » comme elle l’appelle, car il est là dans son ventre, côté droit, et ne se laisse pas oublier. Elle le caresse, le tapote doucement en lui murmurant des mots doux afin qu’il se sente bien chez elle, avec elle. Elle veut qu’il sache qu’elle l’a adopté et qu’il lui convient tel qu’il est.

Les premiers temps sont difficiles, elle doit se reposer, ne pas faire d’effort… C’est le plus compliqué, elle a toujours eu du mal à rester en place ! Et il lui faut s’habituer à tous ses médicaments. Les anti-rejets indispensables lui causent bien des soucis, surtout celui qui sent la mouffette et qu’elle a du mal à ingurgiter, un tout nouveau qui lui donne de la constipation, cet autre qui fait l’effet contraire et ce petit rond qui la rend irritable. Les révoltes, les pleurs se succèdent, mais heureusement son mari est là, patient, toujours prêt à la réconforter, à la soutenir, à la soulager et à prendre soin d’elle. Il l’amène à ses nombreux rendez-vous à l’hôpital où elle bénéficie d’un suivi très serré pendant les trois premiers mois par toute une équipe de professionnels éclairés toujours à l’écoute. Ils adaptent ses médicaments semaine après semaine et trouvent ce qui lui convient le mieux, la félicitent même du changement qui s’est opéré en elle depuis l’opération. Finalement, elle reprend confiance, retrouve son équilibre et sa bonne humeur naturelle et profite de tous les petits bonheurs que sa nouvelle vie lui offre. Toujours gourmande, le petit-déjeuner est son moment préféré où elle prend le temps avec son Guy de savourer le début de la journée. Elle reprend le sport dès qu’elle peut, tout heureuse de pouvoir danser en musique et faire de belles promenades dans les parcs ou les bois avoisinants. Elle se permet quelques sorties au cinéma avec Guy, ils aiment se retrouver dans les nouvelles petites salles feutrées qui leur rappellent des souvenirs de jeunesse. Ils assistent ensemble à des spectacles de musique, de chant et de danse qu’ils apprécient tous les deux. Ils osent même retourner de temps en temps dans un petit restaurant où ils connaissent le patron, Olivier, depuis de nombreuses années. Elle retrouve de temps en temps son amie José qu’elle adore. Ensemble, elles reprennent leurs papotages, goûtent aux spécialités italiennes et se promènent dans l’univers coloré du Marché Jean-Talon.

Ses rapports à la nature sont devenus différents, elle prend le temps d’observer les moineaux, roselins, geais bleus, pics, cardinaux, et surtout ses préférées, les petites mésanges qu’elle nourrit tous les matins sur la terrasse et qui viennent picorer les graines jusque dans sa main. Elle s’attarde sur les fleurs innombrables et multicolores devenues un des passe-temps favoris de son mari. Elle profite du soleil à petites doses, en observe le lever comme le coucher, ne se lasse pas d’en contempler les couleurs changeantes, du rose à l’orange et du mauve au gris bleu et de prendre des photographies. Elle adore voir les nuages s’y mêler, des nuages toujours en mouvement, et se surprend même à rêver de pouvoir suivre les oiseaux migrateurs. Une de ses grandes joies survient quand son Guy peut reprendre le tennis et aller jouer régulièrement avec ses copains. C’est à la fois une résurrection, une libération et une victoire !

Mais c’est surtout de sa famille dont elle a besoin et qui a besoin d’elle. Ses petits-fils pratiquent le tennis, un sport très exigeant pour eux et leurs parents, Mélanie et Thierry. C’est un vrai et grand bonheur de les aider en les remplaçant de temps en temps pour aller encourager Xavier et Loïc lors de leurs entraînements et leurs matchs. Ils sont devenus de très bons joueurs, sont déjà classés dans

les premiers malgré leur jeune âge et elle en est très fière ! Son désir de faire plaisir est toujours là, et avec son mari, les gâter est une occasion dont ils ne se lassent pas. Les petits comme les grands adorent les desserts de Guy : macarons, pâtes d’amandes, glaces maison, meringues, madeleines, tartes aux pommes à l’ancienne ou à la française aussi bien qu’œufs à la neige, crèmes caramel et Paris-Brest sont toujours joyeusement accueillis et aussi vite dévorés. Quelques bons amis, Renée et Patrick, Bernard et Margo, Claire et Lulu, Annick, restés proches, partagent avec eux de belles rencontres empreintes de joie, de bonne humeur autour d’une table bien garnie. Tous aiment cuisiner, son mari aussi ! Il adore préparer des petits plats spéciaux accompagnés d’une bonne bouteille dénichée dans sa cave pour chaque occasion. Quant au dessert, tous savent que Guy n’a pas perdu la main et chacun attend toujours avec gourmandise la fin du repas. Elle adore les gourmands !

2020 est là, deux mille vingt, un beau chiffre, équilibré, grande année lui semble-t-il, elle se sent forte, aidée de son mari et surtout prête à savourer cette renaissance. Elle déborde d’énergie, de projets, un voyage en France est prévu, Huguette, sa grande sœur, l’attend, ses neveux et nièces aussi. Philippe, son neveu installé en Russie veut lui faire connaître son épouse et sa famille et elle a très envie de découvrir Moscou, Saint-Pétersbourg et Perm où il s’est fait construire une belle datcha avec son propre bania[1]. Christophe et Laurence qui viennent souvent les voir au Québec les attendent en Suisse. Sans compter Mimi, son amie d’enfance, qui projette une fête durant leur visite afin de réunir tous ceux qui sont restés au village. Et puis encore Dany, sa douce moitié, interne comme elle au Collège Diderot de Langres qu’elle aimerait tant revoir et évoquer avec elle leurs souvenirs. Il y a aussi Michelle, Maryse et Jeff, Chantal et Christian, Jean et combien d’autres… il y a fort à faire cette année !!

Mais une surprise de taille survient brusquement dès le mois de février : un intrus, nommé Covid-19, fait son apparition en Chine et s’installe bientôt sur toute la planète. Des défis et des adaptations quotidiennes surgissent constamment partout et dans tous les domaines. Elle remet tous ses beaux projets à plus tard et se met à cultiver la patience et l’espoir.

L’année s’achève sur une note positive grâce à la découverte d’un vaccin, de plusieurs vaccins et, avec eux, l’espérance de jours meilleurs pour savourer la vie, celle qu’elle aime, la vraie avec ses plaisirs tout simples et ses saines habitudes : s’embrasser, se parler, se prendre la main, se regarder dans les yeux, se sourire, se coller, échanger, rire aux éclats, courir et s’amuser, flâner dans les boutiques, dans les rues, les parcs, cueillir des fleurs, assister à des spectacles, aller au cinéma, croiser des inconnus sans se détourner, dire au revoir à cette solitude imposée qui n’en finit pas. 

2021 est maintenant bien entamé, elle meurt d’envie de rassembler sa petite famille, elle veut inonder sa maison de joie et de bruit, elle s’ennuie de ne plus les avoir à sa table, tout près d’elle ! Elle ferme un instant les yeux et les imagine arriver comme avant : elle entend les portes de la voiture s’ouvrir et claquer, elle les voit par la fenêtre courir, ses petits amours, se précipiter contre la porte, elle perçoit le son de la sonnette, prend son temps avant de répondre juste assez pour les sentir s’impatienter, elle ouvre et déjà les gamins s’engouffrent dans la maison en se déchaussant à toute vitesse, elle les serre tendrement contre elle et les embrasse comme du bon pain : « Bonjour Mamie, Bonjour Papy, on est là ! Ça sent bon ici ! Qu’est-ce qu’on mange ? » Xavier s’arrête un bref instant et jette un regard autour de lui, rien n’a changé, il prend son temps, il est chez lui, il aime la maison et s’y sent bien. Loïc, plus pressé, fonce directement dans la cuisine en disant : « Mamie, on meurt de faim et de soif » en ouvrant le frigo et en essayant de grimper sur le comptoir pour attraper les biscuits maison. Xavier le suit et se régale déjà, il a trouvé ce qu’il voulait dans le placard inférieur. Mélanie et Thierry s’assoient sur l’escalier central et boivent l’apéro tranquillement en croquant quelques amuse-gueules avec Guy. La table est mise, le repas est prêt, tout le monde est affamé et bientôt une question fuse : « Mamie, est-ce qu’on peut coucher ici cette nuit ? Papy, tu pourras nous faire des crêpes demain matin ? Oui, oui, oui !! hurlent-ils ensemble, Papa, Maman, dites oui vous aussi… » Thierry et Mélanie ne répondent pas, mais elle sait que l’idée d’une soirée plus tranquille à deux et d’une grasse matinée prolongée leur ferait énormément plaisir. Un accord tacite est passé, nul besoin de se parler pour se comprendre. Les gamins se ruent au sous-sol pour faire une partie de baby-foot et remontent pour manger, rester un peu à table et demandent bientôt : « Est-ce qu’on peut aller relaxer dans ton bureau Mamie ? » Ils savent que le moment est venu d’utiliser l’ordinateur pour jouer à des jeux entre amis ou cousins et que, comme toujours, Mamie sera d’accord. Les adultes profiteront alors d’un beau moment de tranquillité pour papoter ensemble, partager les dernières nouvelles et discuter de quelques projets.

Elle appelle ce moment de tout son être, elle éprouve un grand vide qu’il lui faut remplir avant que cela tourne à l’obsession et que ça devienne vital !

Elle veut plus encore ! Des tas d’images s’offrent à elle, des images de petites réunions avec ses plus chers amis, à quatre, à six tout au plus, ici ou chez l’un, chez l’autre, juste pour se revoir, se serrer très fort, sentir leur odeur, se toucher, se parler de la pluie, du beau temps, des choses de la vie ou tout simplement prendre un verre, partager une tarte en buvant un café pendant une heure ou deux. 

Enfin, c’est plus fort qu’elle ! Elle pense à une de ces rencontres monstres de tous les amis autour d’une immense table comme elle en a tant connu chez Gigi, Jean-Lou et Michou à la Thibaudière à Saint-Valentin où leur généreux repas finit presque toujours par un gigantesque et savoureux vacherin dont Guy a le secret. Il le termine sur place avec amour ce vacherin gonflé de saveurs délicates : meringue croustillante et fondante à souhait, glace odorante à la vanille bourbon, le tout recouvert d’une vaporeuse crème chantilly battue à la main à la dernière minute. Très appliqué, il le découpe en tranches égales et, bientôt chacun est servi, dévore et déguste joyeusement sa part, tous se régalent, en redemandent copieusement, croquent et savourent sans retenue le délicieux mélange. Les conversations s’amenuisent peu à peu jusqu’à disparaître et laisser la place à des murmures et des soupirs de grande félicité.

Jean-Lou se lève alors et, en riant lance à la ronde sa blague préférée : « Guy mon ami, tu devrais en vendre ! » Tous les invités ravis, repus et régalés applaudissent leurs hôtes et l’ami pâtissier modeste et comblé ! Elle ne peut s’empêcher de lécher discrètement son assiette, elle le fait depuis sa tendre enfance et ferme les yeux de bonheur !

Elle se dit maintenant qu’il est temps de laisser les rêves et d’accueillir avec gratitude cette année lumineuse et généreuse où elle espère retrouver le goût des petits plaisirs, les odeurs de l’enfance et les saveurs de l’amitié sans aucune retenue.

Un dernier désir lui tient à cœur, celui de remercier tous ceux qui ont permis que cet atelier ait lieu, tous ceux qui y ont participé avec joie, fantaisie, poésie, authenticité et tous ceux qui nous ont guidés avec tant de générosité et de compétence dans cette découverte du bonheur de créer et de partager.

« Merci à tous et merci à la vie ! »

Marie-Claire Lesigne
24 Février 2021


[1] « Bania », en Russie, veut dire bain public. Lorsque la salle de bains n’existait pas, le peuple russe avait l’habitude de se laver aux bains publics. À notre époque, les russes ont gardé cette tradition et font construire leur propre bania en annexe à leur maison de campagne.

Plaidoyer pour un don

Je t’ai souvent parlé en cachette mais aujourd’hui, jour du Souvenir, c’est à ton tour de me parler de cette vie que tu as vécue ailleurs. Raconte-moi, cher petit :

« C’est bon, je te l’ai promis ce récit mais ce n’est pas facile à raconter en peu de mots, ce séjour sans accrocs, cette vie facile, confortable et peinarde pendant soixante-huit ans, ce parcours unique avec le bébé tout rose et potelé, plein de vie, dans lequel j’eus la chance de naître.

Je n’ai eu qu’à accorder ma vie à la sienne, à regarder Michelle se transformer au fil des années en petite fille, en écolière, en adolescente, en jeune fille, en jeune femme, en amoureuse, à la fois heureuse puis malheureuse, si indécise et soudain, sa rencontre avec Robert arriva, ce coup de tonnerre foudroyant !

Oh ! là ! là ! Que de changements s’opérèrent en elle en un temps record ! Elle se révéla distraite, impatiente, paresseuse et même négligente jusqu’à en perdre l’appétit, une gourmande comme elle ! Impossible à comprendre : elle restait des heures à rêvasser seule et à ne penser qu’à lui.

Ils devinrent inséparables et le mariage eut lieu très vite. Elle fut une mariée ravissante, très applaudie, ainsi que son amoureux. Les invités déchaînés leur demandèrent tellement de baisers : “Bisous ! Bisous !” et leur firent boire tant de petits verres qu’elle faillit perdre la tête mais je veillais et filtrais tout cet alcool plus que jamais, jouant mon rôle impeccablement.

Après un court voyage de noces, ils s’installèrent amoureusement dans une petite maison du Vieux-Québec tout près de la librairie familiale que Robert dirigeait avec enthousiasme depuis quelques années.

Je vécus la naissance d’un premier bébé puis d’un deuxième qui a suivi très rapidement. Je vis en elle coexister la joie, l’amour, la bonne humeur, les éclats de rire, les larmes aussi, la colère, les petits et plus gros bobos, l’inquiétude parfois et surtout les fous rires incontrôlables jusqu’à en pleurer. Elle partageait sa gaîté avec toute la maison et chantait souvent à tue-tête des chansons ou des airs sur lesquels elle se mettait à danser spontanément selon que la musique était endiablée ou tendre. Elle respirait le bonheur et l’amour, toujours plus enchantée, embellie, emballée et heureuse à mesure que le temps passait. Je l’aidai de mon mieux, lui offrant ma protection et m’adaptant à ses besoins à chacune de ces étapes. Les enfants l’occupaient énormément ainsi que les travaux de la maison, un soir je l’entendis dire à Robert qui rentrait fatigué : “J’aimerais beaucoup t’aider à la boutique, j’ai une idée, nous pourrions transformer l’arrière-boutique en salle de jeux, les petits viendraient avec moi et je pourrais m’en occuper entre les clients.” Robert acquiesça et tout fut réglé en une fin de semaine. Chaque après-midi, elle les emmenait avec elle, ses chéris, ses trésors et les installait au magasin. Les jouets, les livres, se côtoyaient pêle-mêle et ils adoraient s’y retrouver tous les quatre pendant les temps libres et moi aussi ! Combien de fois les retrouva-t-elle, ses rejetons, endormis parmi les livres, les bandes dessinées et les jouets délaissés ? Bientôt ce fut l’école primaire, puis secondaire, des inquiétudes bien normales surgirent. Que vont-ils devenir ? J’aurais bien aimé savoir comment la rassurer, lui dire qu’elle ne devait rien craindre, elle et Robert avaient fait de leur mieux.

Si je me souviens bien, c’est Nicolas qui montra le premier des talents de dessinateur et puis Sophie, très coquette, se révéla douée pour créer ses vêtements, toujours pleine d’idées pour les habiller tous à peu de frais. Ils choisirent tout naturellement la même école, fréquentèrent les mêmes copains, filles et garçons, vécurent leurs premiers flirts, leurs premières expériences, finirent leurs études, prêts à devenir autonomes. 

Nicolas trouva très vite un emploi de caricaturiste dans une revue. Il était ravi car il pourrait en vivre aisément. Sophie rencontra Patrick, ils aimaient la danse tous les deux et se fréquentaient assidûment afin de pratiquer leur passion toutes les semaines. “Maman, peux-tu m’accompagner ? dit-elle à sa mère un jour, je voudrais te faire visiter un petit local avec appartement attenant, tu me diras ce que tu en penses.”  Elles firent le tour d’un vaste espace non loin du quartier du petit Champlain et de l’appartement situé juste à côté et Michelle demanda : “As-tu une idée en tête ma Sophie ?”

Sophie lui raconta alors qu’elle désirait ouvrir une boutique de prêt-à-porter pour y vendre en exclusivité ses propres créations. Patrick était prêt à l’aider à fonder un petit atelier pour commencer, il prendrait en main la gestion de tout pendant qu’elle développerait ses idées. Elle sortit alors d’un sac porté sur son épaule des tas de petits chapeaux et de bérets rigolos qu’elle lui montra fièrement. Michelle fut immédiatement conquise : “Mais serait-ce suffisant pour vous faire vivre ?” lui dit-elle. Sophie lui avoua : “Nous serons quatre, Maman, Nicolas veut s’installer à la boutique durant ses temps libres, il croquera les clients et les passants. Et avec son amie Carla qui est portraitiste, nous ferons une belle équipe.” Tout semblait bien s’emboîter et surtout près de se concrétiser. La boutique était grande et l’appartement aussi, assez pour les loger tous les quatre. Ils avaient bien tout prévu, les futés, et avaient tellement grandi ses petits ! Une bouffée de fierté l’enveloppa soudainement et m’atteignit moi aussi, si fort qu’il me fallut quelques secondes pour me remettre de cette surprise. Les choses avaient été déjà planifiées et le déménagement et leur installation furent réglés en un tournemain grâce à toute la famille qui y participa de bon cœur.

Par contre, un grand vide et beaucoup d’émotions fortes s’installèrent dans la maison familiale et je dus gérer le tout quand Michelle dénicha des occupations supplémentaires à la nouvelle boutique. Outre l’aide à la librairie pour le soulager, elle avait offert à Robert d’entreprendre des rénovations nécessaires à la maison et à la librairie. Leurs soirées libres étaient occupées en sorties de toutes sortes : restaurant, spectacle ou cinéma. À ce rythme-là, elle se retrouva vite fatiguée mais j’étais là, à son écoute, guettant le moindre excès, attentif au moindre inconfort et m’ajustant à sa nouvelle vie très active.

Tout allait bien jusqu’à ce qu’une prise de sang de routine démontre une hémopathie et complique notre mode de vie bien réglé. Plusieurs consultations chez le médecin et chez un spécialiste dévoilèrent un état préoccupant. J’étais très inquiet et faisais ce que je pouvais pour régler ce malheureux événement, avec l’aide des autres organes et de quelques médicaments, mais la maladie empira rapidement.

Elle se battait comme une lionne, pourtant l’espoir de guérison s’amenuisait et elle m’avoua doucement que je devais me préparer au pire. “Mais avant, me dit-elle, je veux que tu saches que je suis fière de toi mon petit soldat, tu m’as soutenue si longtemps, toujours prêt à m’aider. J’ai décidé de t’offrir la chance de continuer à servir et j’ai signé des papiers afin que tu puisses voyager et te rendre utile ailleurs.”

Ses vœux ont été exaucés. Tu es cette veinarde qui a hérité de moi, superbe et précieux cadeau, alors que tu ne t’y attendais pas. Tu sais, j’étais complètement groggy durant mon voyage pour rejoindre Montréal, si engourdi par le froid que je n’ai pas eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait. 

Toutefois, à ton contact, réchauffé et rassuré par la chaleur de ton corps, j’ai tout de suite compris que nous étions faits l’un pour l’autre. J’ai retrouvé immédiatement mes moyens, un petit miracle qui me fait maintenant occuper ta maison, très semblable à la sienne. J’en suis encore tout ému et continue mon rôle comme je l’ai toujours fait… attentif et prudent. Et j’espère bien prolonger encore longtemps avec toi cette deuxième vie. »

Mille fois merci, cher petit rein, je suis émue moi aussi quand je pense à elle et je veux maintenant la remercier de cet élan de générosité dont elle a fait preuve et de ce don incomparable dont elle m’a gratifiée ! Je tiens à lui dire combien j’apprécie ma nouvelle vie et la liberté retrouvée grâce à elle, à sa famille qui a pris la décision finale et à toi, mon cher petit rein.

Cette histoire peut sembler banale comme tant d’autres, une vie perdue, une vie sauvée…

Pourtant, à travers elle, je voudrais laisser un message à tous ceux qui hésitent à signer un consentement de don d’organes. 

Je vous en prie, des vies en dépendent, c’est vraiment IMPORTANT !!

SIGNEZ-LE S.V.P. !!

Marie-Claire Lesigne
23 novembre 2020

Huguette ma grande soeur, ma robe verte et moi…

Ce matin-là, c’est avec ma grande sœur que je pars à l’école.

Elle est pressée, elle adore tricoter et s’est attardée un peu trop à finir la robe verte que je dois porter pour la fête de l’école. Elle sait tout faire en tricot ma grande sœur, elle a appris toute seule et, grâce à elle, je suis souvent vêtue des pieds à la tête en laine : pantalon, robe, chaussettes, pull-over, gilet, moufles, bonnet, etc.

Comme d’habitude, je traîne et ma sœur me menace de partir sans moi tout en m’aidant à m’habiller.

Nous empruntons le chemin le plus court et commençons à grimper les quatre-vingts escaliers qui nous mèneront presque à la porte de l’école. J’ai apporté ma balle, je ne m’en sépare jamais et m’amuse à la lancer devant moi et à la rattraper en montant. Elle rebondit une fois, deux fois, trois fois et pas de chance, je la rate. Voilà ma balle qui redescend les escaliers et moi qui cours après. Ma sœur me rattrape et me dispute : « Tu ne comprends rien, tu reprendras ta balle ce soir, dépêchons-nous. » Je tape des pieds et crie que je veux ma balle et que je n’irai pas à l’école sans elle. Ma sœur, très fâchée me menace : « Je vais être en retard et serai punie à cause de toi. Je ne finirai pas ta robe verte, tu ne l’auras pas pour chanter la chanson que tu as prévue pour la fête. Tant pis pour toi ! » Je m’arrête net et commence à pleurnicher tout en pressant le pas pour la suivre jusqu’à l’école.

La matinée passe très vite : lecture, calcul, jeux, musique, répétition des chansons et midi arrive. Ma grand-mère qui vient d’habitude me chercher n’est pas là, elle a un empêchement, c’est sûr ! Jamais elle ne manque l’heure du dîner. Quand il fait beau nous mangeons dehors, sous les sycomores sur un banc près de l’école, ou bien nous allons chez mon oncle qui habite la maison juste à côté.

Le voilà justement qui arrive et me dit que ma grand-mère a dû aller remplacer ma maman à la boutique. Il ajoute que nous mangerons ensemble et que ma sœur viendra me chercher en fin d’après-midi. Apparemment, Huguette était de mauvaise humeur ce matin car elle est arrivée en retard à l’école à cause de moi. Je baisse la tête en disant doucement : « Tonton, il ne faut surtout pas la punir, c’est vrai, c’est ma faute ! ».

Tout à coup, qui arrive pour manger avec nous ? Huguette, ma grande sœur ! Qu’elle est belle avec ses yeux pétillants et ses longs cheveux frisés ! Elle a très faim et dévore tout ce qu’il y a dans son assiette.

Je l’imite, c’est bon ! Ma tante nous a gâtés, elle a préparé une tarte avec les quetsches du verger de Papa. Le jus coule sur mon menton et je lèche mon assiette. Je m’approche de ma sœur, lui demande pardon pour ce matin en lui passant mes petits bras autour du cou, lui fais un gros bisou sur sa belle joue toute rose. Elle se retire et me dit : « Arrête, tu es toute collante, tu m’agaces, vivement que tu grandisses, j’en ai marre de m’occuper de toi, j’aimerais mieux passer plus de temps avec mes copines ou étudier plus. » Notre oncle nous prévient que ce n’est pas le temps de nous chamailler et que c’est le moment de retourner en classe.

Nous partons chacune de notre côté et je rejoins ma salle de classe. Les petits sont installés sur les bancs disposés contre les murs autour de la salle. Les tables et les pupitres ont été poussés dans un coin et un monsieur fait l’appel. Tous attendent leur tour, ils se lèvent, se déplacent. Je fais comme eux, et je me retrouve la dernière. Soudain j’aperçois mon copain Joël avec qui je joue aux billes près de la maison, il sort en courant, l’air honteux, sans ses beaux cheveux blonds, la tête complètement rasée !

Quelle horreur ! Pas question d’être comme lui ! Je n’hésite pas et me sauve par la porte qui donne sur le bureau de mon oncle, directeur de l’école. Il a deviné ce qui allait arriver et a prévenu ma sœur de m’accompagner à la visite de contrôle des poux… Elle est là, ma grande sœur, un peu renfrognée mais rassurante, qui me chuchote qu’il n’y a pas de poux chez nous. Elle est allée à la visite hier et elle a toujours ses beaux cheveux. C’est à mon tour, je suis la dernière, et complètement rassurée je sors bientôt en sautillant autour d’elle et en chantant joyeusement. Quel bonheur d’avoir une grande sœur comme elle !

Nous reprenons le chemin de la maison et, une fois arrivées, elle me dit de la laisser tranquille car elle doit réviser ses leçons et faire ses devoirs. Je sors voir si mes copains joueurs de billes sont là et fais un petit tour : personne ! J’ai envie d’un morceau de chocolat et regarde dans le tiroir du buffet, là où Maman garde jalousement ses gâteries préférées. Huguette est là, studieuse et absorbée. Je m’approche doucement et lui offre de partager un rocher praliné avec moi, elle accepte et pendant qu’elle suce son morceau de chocolat avec gourmandise, je lui demande si elle aura le temps de finir ma robe. Elle hésite, me regarde en coin, me sourit, éclate de rire. « Toi, tu sais que tu es une sacrée petite peste mais si adorable quand tu veux ! Tu l’auras ta robe, je l’ai finie ce matin chipie ! Maintenant laisse-moi, il faut que je travaille », dit-elle en me serrant très fort dans ses bras. Je ne demande pas mon reste malgré mon désir de voir ma robe, je prends un livre et commence à chantonner et à danser, heureuse et aux anges.

Un peu plus tard, mes parents rentrent à la maison après la fermeture du magasin. La journée a été dure, ils sont fatigués, affamés et s’installent tout de suite autour de la table. Heureusement, ma grand-mère a préparé un Tôt-fait. Elle dit que c’est nourrissant et facile à préparer. Sa maman originaire de Lorraine lui a donné sa recette, je sens la bonne odeur qui se dégage de la cuisine pendant que je feuillette mon petit livre d’or préféré, Boucle d’or et les trois ours. Je connais l’histoire par cœur et ne m’en lasse pas.

Maman prépare une salade verte ramassée dans le jardin, elle ajoute de l’ail à la vinaigrette dans le saladier. Puis elle nettoie bien les feuilles terreuses plusieurs fois dans la grosse cuvette qui se trouve sur la pierre à eau jusqu’à ce que l’eau devienne bien claire et c’est moi qui vais secouer le panier à salade sur le trottoir. J’adore ça et je m’amuse à arroser mes petits copains s’ils viennent à passer par là. Maman m’appelle, la salade doit être bien essorée, c’est l’heure de manger !

Nous irons nous coucher tôt car demain est une grosse journée au magasin et il faut préparer les commandes de bonne heure. Papa, Maman, Grand-mère et Huguette sont déjà installés et ont commencé à manger leur part de Tôt-fait. Tout le monde aime beaucoup ce soufflé au fromage, mais il retombe vite et il faut le manger chaud. Mon assiette est bien garnie, j’ai faim et je prends mes doigts pour picorer les morceaux bien dorés, les meilleurs ! Ma sœur me pousse du coude et me dit que je pourrais prendre ma fourchette, mais je réponds que c’est bien meilleur comme ça et Maman approuve. Tout le monde rit. Je pense à mon frère qui reproche à mes parents leur manque de discipline vis-à-vis de moi. Je l’ai déjà entendu : « Vous lui permettez tout à cette gamine ! Elle est trop jeune pour faire ce qu’elle veut, on dirait qu’elle a tous les droits, elle ! »

Ma grand-mère, qui a quitté la table pendant quelques minutes, revient avec une surprise : « Regardez ce que j’ai trouvé chez M. Logerot ce matin de bonne heure en allant au marché. » Elle tient une superbe tarte aux mirabelles, le délice absolu pour toute la famille, des mirabelles des Vosges ou de Lorraine, le summum de la gourmandise pour Grand-mère et Maman, toutes deux natives de ces régions et pour Huguette, moi et aussi pour Papa qui ne dit rien mais se régale déjà sans en avoir l’air. Je dis à mon papa : « Dommage, Hubert n’est pas là, il serait si heureux d’être avec nous ce soir, les mirabelles sont ses fruits préférés ! » Papa me chuchote : « Ne t’en fais pas, on mangera sa part ! » en éclatant de rire.

Un grand silence s’installe, la tarte fond délicieusement dans la bouche et tous savourent doucement ce plaisir offert par Mémère. Bientôt, il est l’heure de ranger, de faire la vaisselle, d’essuyer la table et nous montons rejoindre nos chambres en nous souhaitant bonne nuit. Je m’endors très vite en pensant à demain et à ma nouvelle robe que je vais pouvoir enfin essayer.

Quand, toujours endormie mais très excitée, je perçois une voix lointaine, c’est celle de ma sœur Huguette qui me demande ce qui se passe : « Tu as crié, remué, émis des sons bizarres, hurlé très fort et finalement tu es tombée du lit et je viens de te ramasser… c’est fort !! »Je me réveille en pleurnichant et explique en hoquetant : « Mémère n’est pas là, j’attends sur le banc, le monsieur avec les ciseaux me prend, enlève mes lunettes, cherche les poux… je vois Joël sans ses cheveux passer, pleurer… le monsieur voulait me couper la tête, je me sauve chez Tonton… j’ai peur, très peur Huguette, viens te coucher près de moi, reste Huguette, reste là ! »  Huguette se glisse auprès de moi en me disant : « Tu as rêvé ma Titite ou plutôt tu as fait un cauchemar, ce n’est rien, rendors-toi, je suis là, voilà, je te donne un petit bisou. » Et bientôt nous nous rendormons doucement toutes les deux, côte à côte, comme si de rien n’était.

Le lendemain, le rêve oublié, je me lève tôt moi aussi, je veux essayer ma nouvelle robe avant de partir et ne pas arriver en retard à l’école. Je serai sage, car la fête aura lieu demain samedi. Je porterai ma belle robe en laine verte et blanche que ma sœur m’a tricotée avec beaucoup de soin. Bientôt je fais ma toilette et demande à Huguette de regarder si mon cou et mes oreilles sont bien propres, car je suis prête à enfiler ma robe. « Oui, me dit-elle, mais fais vite, nous n’avons pas beaucoup de temps ce matin. » Elle part en courant fouiller dans la grosse armoire de Mémère puis revient aussi vite avec deux boîtes à chaussures qu’elle pose sur le lit.

Puis elle ouvre les boîtes et sort de la première une paire d’escarpins noirs vernis tout neufs. Je m’extasie : « Oh ! qu’ils sont beaux ! Je peux les essayer ? » « Non, pas tout de suite, me répond-elle, essaie d’abord ceci » et elle sort ma robe et des petites chaussettes vertes assorties. Je bats des mains et Huguette m’aide à m’habiller et à enfiler mes chaussures. « Regarde-toi me dit-elle, es-tu confortable ? Elle te va parfaitement, il faut juste l’ajuster à la taille, j’ai tricoté une petite ceinture avec des pompons verts et blancs qui vont virevolter autour de toi. Tu aimes ? » Je reste muette de surprise, ma grande sœur a fait tout cela pour moi, je suis vraiment gâtée ! Je cours jusqu’au miroir de la chambre de mes parents. Ma robe est superbe, verte, bordée de blanc, ample, cintrée à la taille avec une encolure ronde et des petites manches ballons. Elle est faite pour moi ! J’ajuste ma ceinture en me regardant et reviens tout de suite lui sauter au cou, mais elle m’arrête aussi vite : « Non, non, ce n’est pas le moment, il faut filer à l’école, change-toi vite, on y va ! »  Rapidement, je mets mon pantalon golf, enfile un pull brun en tricot et la suis en ramassant mon sac et ma balle. Jamais je n’ai été aussi rapide ! Je volerais si Huguette me le demandait. Je suis aux anges et tellement excitée que j’en oublie d’embrasser Mémère qui me rappelle à l’ordre en ronchonnant.

Nous empruntons toujours le même chemin quand nous sommes pressées et je cours devant pour montrer ma bonne volonté. Mais au lieu des quatre-vingts, ma sœur se dirige vers les quarante escaliers. J’ai pris trop d’avance, m’en aperçois et vite, je rebrousse chemin et la rattrape aisément. Mon sac est presque vide et je suis légère comme une plume tandis qu’elle porte un énorme sac. Nous arrivons bientôt sur la place de l’église et croisons beaucoup d’élèves qui, comme nous, se dépêchent de rentrer à l’école. Ouf ! Nous sommes arrivées à l’heure et chacune rejoint sa classe. Je suis bien fière de moi et de ma sœur !

La matinée passe très vite, la maîtresse, Madame Singer parle surtout de la fête qui aura lieu demain et nous dit que nous sommes tous invités, les enfants, leurs parents, les maîtresses, les instituteurs, M. Huard, le maire, M. Grégoire, mon tonton, le directeur de l’école ainsi que ma Tata Gisèle qui travaille comme économe et s’occupe des élèves à l’internat. Tous ceux qui veulent participer au spectacle amateur pourront présenter un numéro de leur choix, comme une récitation, une petite scène de théâtre, une chanson, de la danse, du sport, du jonglage, des dessins ou du découpage et du collage. La salle des fêtes sera bien décorée et il y aura plein de ballons. Les parents ont été sollicités pour fabriquer et apporter toutes sortes de mets salés ou sucrés à manger et à boire. Déjà, je sais que je vais me régaler. Je n’écoute plus, je n’entends plus, je réfléchis et me demande quoi faire. J’aime les récitations, les chansons et j’adore danser, jongler avec les balles… je dois choisir, c’est difficile ! Peut-être que je pourrais chanter et danser, pourquoi pas les deux en même temps… La maîtresse explique aussi que nous aurons congé pour l’après-midi, car il faut laisser à tous du temps pour se préparer.

Elle nous demande si nous avons des décorations pour embellir la salle des fêtes. Je lève la main pour parler et dis que ma sœur Huguette a apporté un gros sac lourd ce matin. Puis elle nous demande si nous voulons participer et, devant notre réaction unanime : « Oui, oui, oui !!! », elle distribue des lanières de papier prédécoupées. Je m’amuse beaucoup à faire toutes sortes de guirlandes et de fleurs multicolores selon les pointillés sans me rendre compte que la fin de la matinée est arrivée.

Tout le monde s’en va bruyamment et je ramasse vite mes affaires. Huguette n’aime pas attendre, elle est toujours pressée de rentrer à la maison. Je la retrouve dehors, elle discute avec Marie-Thérèse et Madeleine, ses amies de classe, et dès qu’elle me voit les quitte pour me demander si ma maîtresse est encore là. Nous rentrons dans ma classe et tout en saluant Madame Singer elle lui dit qu’elle apporte des décorations qu’elle a fabriquées à la maison. Elle sort alors de son sac toutes sortes de guirlandes formées d’une multitude de pompons en laine reliés ensemble par des fils de fer recouverts de nattes de la même matière. La maîtresse reste ébahie et très admirative lui demande : « As-tu fait ça toute seule ? »  « Oui Madame, j’aime beaucoup tricoter et il me restait de la laine » répond ma sœur.

 « Merci mon enfant, c’est vraiment magnifique, tu as beaucoup de talent. » Huguette, un peu gênée baisse la tête et dit encore : « Madame, si vous voulez, je peux en fabriquer d’autres de différentes couleurs. » « Tu en as assez fait, merci ma chère petite, la fête a lieu demain mais je garde ton offre pour la prochaine fois, c’est sûr ! » répond en souriant la maîtresse et en lui caressant gentiment la tête.

Je suis fière, tellement fière de ma sœur !

 Nous rentrons tranquillement à la maison en faisant un détour par la pâtisserie, nous ne serons que trois à midi avec notre grand-mère et Huguette a pensé rapporter des friands. Ce sont des petits pâtés à la viande de veau et de porc enrobée de pâte feuilletée croustillante. Tout le monde en raffole et c’est Papa qui fournit le mélange au pâtissier. Maman dit toujours en riant : « Pas de mauvaise surprise, nous sommes sûrs de ce qu’il y a dedans ! »

Bonne idée ! Mémère est ravie. Elle ne le montre pas trop mais elle est gourmande elle aussi ! Elle a prévu une soupe aux poireaux. Elle n’a plus qu’à faire réchauffer le tout et nous offre une salade de fruits avec des biscuits Lu comme dessert. Chacune est libre pour tout l’après-midi. Chic alors ! Je vais pouvoir aller jouer avec mes copains, essayer ma robe encore et danser en chantant devant le grand miroir. Je quitte la maison par la porte de la grange quand, tout à coup, Joël sort de chez lui. Il a mis un foulard rouge et noir sur la tête, il a l’air d’un corsaire, je cours vers lui et lui demande s’il veut jouer aux billes. Il me répond qu’il ne joue pas avec les filles. Je suis vexée et lui réponds que je suis meilleure que lui, qu’il est méchant et que je ne l’aime plus. « Tant pis, me dit-il, c’est surtout parce que je n’ai pas envie de jouer aux billes ! » Je lui propose d’aller chercher mon jeu de l’oie ou de jouer sur le trottoir à la marelle… Bonne idée pour la marelle et il rentre chez lui aussitôt chercher les craies… Je suis contente !

 Joël revient bientôt avec les craies et un ballon en m’annonçant que sa maman m’invite à manger ce soir avec toute sa famille et lui.

Elle a prévu un ragoût avec plein de sauce tomate qui embaume déjà tout le quartier. Madame Roch vit seule à côté de chez nous avec ses trois beaux garçons tout blonds, les deux premiers sont plus vieux, Joël est de mon âge, il est aussi mon préféré. Je vais prévenir ma grand-mère tout de suite qui me dit : « Tu n’y penses pas, tu vas attraper des poux, tu sais bien qu’il a été rasé à l’école, il y en a peut-être encore dans la maison, il n’est pas question que tu nous en ramènes ici. » Bien sûr, je n’y avais pas pensé et je file aussitôt dire à Joël que ma grand-mère ne veut pas. Ce sera pour une autre fois. L’après-midi passe vite, la marelle est finie, Joël rentre chez lui avec les craies et rapporte des bandes dessinées de ses frères que nous regardons côte à côte… J’oublie la fête de demain et ma sœur qui reste cachée tout ce temps sans se montrer.

Papa et Maman ne tardent pas à rentrer, ils rapportent du pain et des paquets très odorants de leur boutique. Grand-mère me dit que ce sera Café Complet ce soir pour souper. Une habitude des Vosges, facile à préparer : une grande cafetière de café à l’ancienne avec un peu de chicorée, du lait chaud, du sucre. On déballe chaque paquet sur une assiette et chacun se sert : jambon blanc, saucisson cuit, un bol entier de fromage de tête. Tout est fait maison et sent si bon ! Maman ajoute un bon morceau de Comté du Jura, son fromage préféré, il n’y a rien au-dessus comme elle dit ! Les baguettes sont fraîches et croustillantes. « M. Logerot est le meilleur boulanger de Bourbonne quand il peut se lever le matin ! » dit ma grand-mère en riant et aujourd’hui il a conseillé à Maman un beau Cake aux fruits tout doré comme dessert. Tout le monde est autour de la table sauf Huguette. Je file à sa recherche, elle est sûrement dans sa chambre. Je grimpe les escaliers aussi vite que je peux en l’appelant : « Huguette, viens manger, c’est prêt ! » Rien ne bouge… que se passe-t-il ? Je regarde partout mais elle n’est pas là et je pense aux greniers. Il y en a trois, la maison est grande et je n’aime pas y aller seule car j’ai peur des araignées. J’appelle à l’aide, car de toute façon, je suis trop petite pour ouvrir la porte qui peut me conduire plus haut. Mon papa arrive, je le suis et nous trouvons ma grande sœur endormie dans le vieux fauteuil avec ses poupées et son baigneur préféré dans ses bras. Une grande malle est ouverte et contient toutes sortes de paquets fermés. Papa la réveille doucement et nous descendons rejoindre Maman et Grand-mère à la cuisine.

Ça creuse les émotions, tout le monde est impatient de manger et l’accueille avec joie ! Chacun parle de sa journée, de l’école, de la fête surtout. Grand-mère nous accompagnera, mes parents ne pourront peut-être pas venir, mais Papa parle de fermer le magasin plus tôt : « Nous verrons ça demain, nous sommes tous fatigués, dit-il, en attendant il faut se reposer et passer une bonne nuit sans cauchemar, n’est-ce pas Titite ? »

 Le lendemain matin, je ne tiens plus en place, tourne et retourne dans mon lit et voudrais bien me lever pour essayer encore une fois ma robe verte et me regarder dans le grand miroir.

Bientôt, Papa se lève et part travailler. Il ne fait pas de bruit, seul le moteur de la voiture le trahit. Puis j’entends ma grand-mère dans la cuisine, elle prépare le café comme d’habitude et allume le feu qui se met très vite à ronronner… Il faut encore attendre que Maman se lève, quitte sa chambre pour aller dans la salle de bain.

Je suis de plus en plus impatiente, je trouve le temps long, trop long. Finalement, c’est Huguette qui se lève et monte au grenier sur la pointe des pieds, mais Maman l’entend et lui demande pourquoi elle est déjà debout. Huguette répond qu’elle doit préparer des choses pour la fête. Maman soupire, comprend qu’elle ne pourra plus dormir et décide de s’habiller pour aller à la boutique. Je saute de mon lit, enfile ma robe, mes chaussettes, mes escarpins et prend des poses devant le miroir. Maman arrive de la salle de bains, toute pomponnée et me voit faire mes mimiques devant l’armoire. « Que fais-tu là ma Titite ? » « Je répète Maman, tu sais pour la fête… »  « Bien sûr ma chérie, tu es très jolie dans ta nouvelle robe… Aimes-tu tes escarpins ? Je les ai trouvés chez l’oncle Georges, il y a ajouté des ferrettes pour protéger le bout, sont-ils confortables ? » « Oui, Maman, je les aime beaucoup ! » Maman s’habille très vite, elle est ravissante et chic et, après avoir bu rapidement un café, part à son tour à la boutique à pied.

L’excitation est grande dans la maison ! Seule Mémère garde son calme et nous prépare un petit déjeuner réconfortant pour affronter cette journée tant attendue ! Mes narines frissonnent à l’odeur du chocolat et je perçois un bruit de casseroles inhabituel. Que mijote-t-elle ? Je descends à la cuisine et découvre le pot de Bananiaouvert tout près de la chocolatière qui fume. La cuisinière ronronne très fort et une montagne de crêpes repose déjà au-dessus du réservoir d’eau chaude tandis que de délicieux beignets aux pommes mijotent dans la friteuse. Un vrai régal nous attend ! Vite ! Je remonte dans ma chambre et enlève ma belle robe pour remettre mon pyjama car je ne veux risquer de la salir en déjeunant. Puis, je vais voir si ma sœur est prête. Elle l’est presque, mais porte toujours son vêtement de nuit tandis qu’autour d’elle sont disposés des sacs qui semblent bien remplis. Je voudrais bien connaître leur contenu, mais non, impossible, Huguette reste sourde à mes demandes. « Tu es trop curieuse et tu ne sais pas tenir ta langue, tu auras la surprise en même temps que les autres ! » me dit-elle en me voyant faire triste mine. Je lui réponds du tac au tac : « Méchante, tu ne sauras pas ce que Mémère a préparé pour le petit déjeuner, je vais tout manger et il ne t’en restera pas une miette ! Tant pis pour toi ! » et, aussitôt, je dégringole les escaliers en criant : « Mémère, Mémère, j’ai très faim, je ne peux plus attendre. »

Le petit déjeuner est déjà sur la table. Ma grand-mère a aussi écrasé des bananes avec du sucre, disposé des petits pains au lait, des pots de confiture de questches, de mirabelles et de fraises, il y en a pour nourrir le quartier entier… Tout à coup je pense à Joël et ramasse beignets, petits pains au lait, mets le tout dans un torchon et sors comme une flèche pour aller lui porter mon butin. Pas de chance, personne ne répond, mais je croise Léon Giard, un grand gaillard qui habite avec sa mère à deux portes de chez nous. Il est de six ans mon aîné et Maman dit qu’il n’est pas fréquentable, qu’il est trop grand et bête, mais je l’aime bien car il m’a appris à jouer aux billes et il me taquine souvent. Tant pis pour Joël, ce sera pour Léon ! Je lui tends mon paquet en lui disant de partager avec sa maman et, surtout, de ne pas oublier de nous rendre le torchon qui est à ma mémère.

Quand je reviens, ma sœur et Grand-mère sont tranquillement installées à table comme deux complices : « Dépêche-toi Titite, dit Mémère, Huguette a tellement faim qu’elle va tout dévorer, il n’y en aura jamais assez, il va sûrement en manquer pour apporter à la fête ! » Je ne réponds pas, je m’attable avec elles et je plonge dans les délices de ce merveilleux petit-déjeuner, toute à mon plaisir de manger et de partager. 

La matinée est bien entamée quand nous nous décidons à nous préparer. Mémère nous renvoie chacune dans nos chambres en nous disant qu’elle va tout ranger et emballer ce qui reste pour l’apporter au Château, c’est là qu’a lieu notre fête. C’est une grande maison facile d’accès, située dans un magnifique parc où la mairie s’est installée depuis la fin de la guerre.

 Je passe tout de suite à la salle de bains pour me rafraîchir et enlever tout ce qui pourrait rester de ma gourmandise matinale. Ma sœur arrive et veut rester seule car elle n’a pas fait sa toilette ce matin. Je rejoins ma chambre où je récupère mes vêtements et vais m’installer dans la chambre de mes parents où je pourrai répéter devant le miroir. Que vais-je bien pouvoir chanter ? Je réfléchis et j’hésite toujours entre mes quatre chansons préférées. J’ai encore le temps de me décider… Je commence à m’habiller lentement, mais je me sens lourde, très lourde. Le lit de mes parents est là tout près et semble m’inviter, je ne résiste pas et m’y laisse tomber avec un soupir de satisfaction. Beaucoup plus tard, j’entends des pas dans les escaliers et ma grand-mère appeler : « Huguette, Marie-Claire, êtes-vous prêtes ? » Elle arrive essoufflée sur le palier à l’étage et s’exclame : « Mais qu’avez-vous ? Mes chipies ! vous avez trop mangé ce matin et vous venez de piquer un sacré roupillon, il va falloir vous dépêcher. J’ai bien fait de monter, je trouvais bizarre qu’il n’y ait plus de bruit ! Allez ! Zou ! Debout ! Et que ça saute ! »

Je cours tout de suite me passer un gant de toilette d’eau froide sur la figure pour me réveiller et ma sœur en fait autant derrière moi. Nous nous préparons à la vitesse de l’éclair, ce n’est pas le moment de réfléchir. J’enfile précipitamment ma belle robe toute neuve, mes socquettes assorties, je fixe ma ceinture autour de ma taille et mets mes escarpins, me voilà prête ! Le miroir me renvoie une image que j’aime, mais mes cheveux en bataille ont besoin d’un bon coup de peigne, Mémère m’arrangera ça ! Je vais voir ma sœur et suis éblouie : elle porte un pantalon entièrement recouvert de larges mailles serrées en tricot blanc, un petit pull de la même couleur orné de laine angora et termine sa coiffure en retenant ses beaux cheveux frisés avec un bandeau assorti et doux comme son pull. Elle me regarde d’un air désolé : « Tant pis, je voulais me faire des anglaises… » Je la serre de mes petits bras et lui réponds : « Mais tu es merveilleuse comme ça, tu as l’air d’une princesse ! Comment as-tu fait ? Tu me diras ton secret ? » Elle me tend une petite veste blanche et poilue : « Tiens, prends ça au cas où tu aurais froid ! » Je n’ai pas le temps de répliquer car il faut se dépêcher, elle ramasse tous les sacs que j’ai vus ce matin mais ne peut pas tous les tenir. Je l’aide de mon mieux et nous descendons les escaliers bruyamment.

 Ma grand-mère n’a pas perdu son temps, elle a empaqueté tous les délices du déjeuner dans des boîtes de biscuits en fer qu’elle conserve toujours soigneusement. Puis, elle est allée voir notre voisin, Marcel Petitjean qui tient l’hôtel-restaurant au bout de la rue en lui demandant de nous emmener au Château le plus rapidement possible. Nous le connaissons bien, c’est un fou de vitesse, il vient souvent discuter avec mon papa de mécanique et de ses nombreuses voitures qu’il range dans son garage juste en face de chez nous. Quand nous entendons le vrombissement de sa voiture, tout est prêt et rangé dans de gros sacs posés dans l’entrée. Le coffre rempli, nous avons juste le temps de nous installer. Il démarre en trombe pour descendre la rue Vellonne et prendre la rue des Bains.

Puis, il tourne bientôt sur les chapeaux de roue et grimpe à toute vitesse la rue Porte-Galon en passant devant l’église. Huguette et moi, assises en arrière, sommes impressionnées et ravies, nous nous poussons du coude en riant de notre mémère qui ne sait plus comment se tenir pour rester droite en avant. Toutes les têtes se tournent sur notre passage car notre chauffeur fait exprès de faire ronronner sa voiture le plus fort possible juste avant d’arriver devant la grille du château grande ouverte. Marcel est fier de son coup et nous dépose juste à la porte de la salle des fêtes en nous aidant à porter nos paquets. Il lui aura fallu dix petites minutes à peine. Quel as du volant ce Marcel ! Je pense à mon frère Hubert qui le traite toujours de frimeur et me promets de lui raconter notre petite aventure.

La salle des fêtes est bondée et bruyante. Ma grand-mère est très remarquée et à l’aise dans ses vêtements noirs rehaussés d’une petite étole rousse sur ses épaules. Elle porte des chaussures confortables comme à son habitude, elle est très grande et d’une élégance naturelle. Nous tentons de trouver une place quand ma tante Gisèle nous voit et nous demande de la suivre. Tante Gisèle a tout d’une star, très grande, belle, maquillée et habillée de façon voyante, elle parle fort et se fait remarquer partout où elle passe. Nous ne passons pas inaperçues en la suivant : « Venez vite, vous êtes en retard, Léon (mon oncle) vous a réservé une table près de nous. Huguette, qu’est-ce que c’est tout ce fatras que tu nous amènes ? Oh ! Mais tu es ravissante et toi aussi Titite, mais tu as besoin d’un coup de peigne ! Venez Belle-maman, venez par-là que je vous aide à vous débarrasser. » Elle nous amène dans un petit vestiaire. Huguette lui explique que son travail se trouve dans les sacs et Grand-mère lui remet ce qu’elle a apporté pour le buffet. Je lui réclame un miroir pour me coiffer, mais Mémère qui a tout vu a déjà sorti un petit peigne de son sac pour lisser habilement mes cheveux en désordre. C’est facile avec mes cheveux raides et ma coupe à la Jeanne d’Arc ! J’ai repéré plusieurs de mes copains et copines et voudrais bien aller les rejoindre quand j’entends mon oncle qui demande l’attention de tous et annonce le discours de Monsieur le maire qui monte très vite sur la scène. Le brouhaha diminue aussitôt pour laisser la parole à M. Huard qui se dit très fier d’ouvrir les festivités. Mais je n’écoute pas car je cherche Joël et, grâce à son foulard, je le découvre caché en-dessous de la scène. Des applaudissements retentissent et s’arrêtent rapidement quand un petit groupe de musiciens fait son entrée et s’installe sur la scène. Je reconnais Hubert Tripotin, l’accordéoniste, et Michel Lefort, le joueur d’harmonica, qui sont des copains de mon frère, suivis d’un inconnu avec une grosse caisse.

La fête va commencer ! Mon tonton demande que tous les participants montent sur la scène et déclare que les petits donneront le coup d’envoi. Je suis la plus petite et je me faufile vers Joël car je veux observer comment font les autres, mais déjà je me sens happée par ma Tante Gisèle venue me chercher : « Je crois que tu vas commencer Titite, ta maîtresse t’attend, elle va t’aider à grimper sur le podium ! »

Huguette m’encourage et Mémère aussi ! Me voilà bien attrapée ! Madame Singer est là au pied de la scène et me soulève comme une plume pour me déposer sur la grande table ronde qui accueille les plus petits. Je me sens un peu perdue et tellement grande sur cette table, tout à coup intimidée et fragile devant toute cette foule rassemblée. Mais il n’est pas question de reculer ! Mon oncle installe le micro à ma hauteur et demande : « Que vas-tu chanter Marie-Claire ? » Je réponds très vite : « Je vais chanter et danser, mais j’ai oublié ma balle dans le sac de ma grand-mère… »

Tout le monde rit ! J’aperçois Huguette qui déjà, m’apporte mon jouet préféré et mon Tonton qui me questionne : « Dis-nous un peu le titre de ta chanson ? » J’annonce que je chanterai seulement les refrains en regardant les musiciens : « “Étoile des neiges”pour Huguette, ma sœur, “Ma petite folie”pour ma maman, “Un gamin de Paris”pour mon papaet “Voulez-vous danser Grand-mère”pour ma mémère. »

Tous éclatent de rire et, tout de suite, après deux ou trois accords, la musique démarre. Je me lance aussitôt, ma voix est gaie, je chante fort et oublie tout sauf la musique, je connais les paroles par cœur et j’adore chanter, même faux !

Je danse en chantant, change de rythme aisément et prends des poses. J’exécute des pas de côté, des pas en avant et en arrière, je lève une jambe, saute sur l’autre, je me sers de ma belle robe verte neuve, je la fais tourner autour de mes hanches comme une corolle, la laine se prête à mon jeu. Ma sœur a été généreuse, ma robe est large et les pompons virevoltent en cadence autour de moi comme des papillons. Je joue avec ma balle, la lance en l’air et la rattrape en tournant d’un côté, de l’autre, sur un pied, puis sur l’autre. Les chansons se succèdent sans aucune pause. C’est magique ! Je tourne sur moi-même, me sers de mes bras et de ma balle pour exprimer tout le plaisir que je ressens. L’assistance semble ravie, plusieurs applaudissent entre les chansons, j’aperçois Papa et Maman qui sont là debout, ils scandent le rythme de la musique près de Huguette, de Mémère et de Tonton qui tapent dans leurs mains eux aussi. Je vois Joël le corsaire et les autres enfants qui se sont rapprochés de la scène, ils ne me quittent pas des yeux. Soudain, la musique se tait, c’est fini, je salue et lance ma balle vers Papa qui, vif comme l’éclair, l’attrape au vol. La maîtresse est enchantée, me félicite et me saisit pour me faire descendre pendant que les applaudissements continuent. « Bravo ! Bravo ! » les plus jeunes m’entourent, les filles admirent et touchent ma robe et mes petits souliers vernis neufs et brillants. Je suis excitée, ravie d’avoir réussi ! Je vais rejoindre Papa et Maman et toute la famille qui me félicitent pendant que le spectacle continue. J’ai très soif et Maman m’entraîne vers le buffet où je peux me désaltérer avec un grand verre de limonade, ma boisson préférée. Puis je me tourne vers Huguette pour lui dire un grand merci pour ma robe, mais elle a commencé à emporter ses sacs près de la scène où un immense panneau a été dressé pour la diviser en deux. Je l’observe et lui demande si je peux l’aider : « Oui, tu peux, me dit-elle comme ça tu verras avant tous les autres ce que j’ai fait. Suis-moi ! »

Je ne me le fais pas répéter, je pose mon verre et fonce derrière elle comme une fusée en emportant deux sacs. Il faut attendre une pause du spectacle pour accéder à la scène, mais Huguette passe par derrière et je vois que des escaliers ont été installés pour un accès plus facile. Tous les sacs sont bientôt rassemblés et nous les transportons en silence, cachées par le panneau. Il y a quelques expositions avec des noms que Huguette connaît mais elle ne s’attarde pas. Elle ouvre rapidement ses sacs et en sort ses nombreuses poupées, son baigneur préféré, son clown et son ours brun. Ils sont habillés en laine de toutes les couleurs, portent des robes, des pantalons, des chapeaux, des chaussons. Je suis éblouie par le clown qui porte un pull bariolé, des pantalons bouffants et un petit béret. Son poupon en celluloïd qui s’appelle Chouchou me plaît beaucoup. Malheureusement, je n’ai plus le droit d’y toucher depuis que je lui ai fait perdre la tête. Il se démonte pièce par pièce, il est relié par des élastiques et je le déteste ! Quand il est nu, on dirait un vrai bébé mais il est tout froid ! Huguette y tient comme à la prunelle de ses yeux et le chérit comme s’il était vivant ! Je m’y intéresse peu car je ne joue pas à la poupée et préfère les jeux des garçons. Mais il est vraiment beau aujourd’hui son Chouchou, habillé en marin et coiffé d’un petit béret bleu, blanc avec un pompon rouge ! Ma grande sœur m’impressionne encore une fois ! Quand, comment a-elle-pu penser, inventer, tricoter tout cela ? Et ce n’est pas tout !

Elle sort encore d’autres vêtements pour les installer autour des modèles car elle compte les déshabiller et les changer si on lui demande. Elle m’explique tout cela tandis que je lui tends un dernier sac à déballer. Ce sont des gros pompons qu’elle a fabriqués, toujours en laine mais elle a eu l’idée de les transformer en petits animaux : chats, chiens, poules, poussins, lapins, cochons, en leur cousant oreilles, pattes, yeux, nez, queues… en carton au bon endroit ! Ils tiennent debout ! Je reste bouche bée…

Huguette est une vraie magicienne et une grande artiste !

Je l’applaudis encore aujourd’hui. Jamais je n’oublierai les moments fabuleux qu’elle m’a fait vivre ce jour-là. Tous ceux qui étaient présents doivent encore s’en rappeler, j’en suis certaine. Quand, comment a-t-elle pu fabriquer tout cela ? Je ne l’ai jamais su… trop petite je ne me posais pas toutes ces questions et me réjouissais simplement du résultat et de la beauté de ses créations. Plus tard, j’ai réalisé l’immense travail qu’elle avait dû accomplir et toute l’imagination débordante dont elle avait fait preuve.

Ma petite robe verte m’a suivie durant de nombreuses années car je l’adorais et Huguette la rallongeait au fur et à mesure que je grandissais. Puis, un jour Maman l’a donnée à la paroisse pour une famille nombreuse avec toutes les poupées de Huguette qui ne les regardait plus. Elle avait grandi et moi aussi ! Son baigneur a disparu, je lui ai fait subir tellement de mauvais traitements qu’il n’était plus réparable. Il a fini abandonné dans une des grandes malles du grenier et Huguette me l’a encore reproché lors de ma dernière visite en France.

Marie-Claire Lesigne
Souvenir d’enfance marquant
19 Février 2021