Louise Delisle

Greffée des poumons

L’araignée dans le plafond

12 JUILLET. L’été bat son plein et, ce matin, le ciel bleu-blanc prédit que la journée sera encore une fois chaude et humide. Mes géraniums se pavanent devant la fenêtre de la cuisine, joyeux et rieurs. En moi, pourtant, une grosse peine s’est installée. À l’aube, le roucoulement des oisillons frais de l’année m’a tirée d’un sommeil où des maisons s’écroulent, leurs ruines englouties par des tsunamis. C’est comme ça tous les matins, ces temps-ci : je tourne et me retourne dans les draps vides avec la même envie d’éclater en sanglots. Il n’y a pas pire saison que l’été pour une séparation, sans parler du départ de mon fils à l’autre bout du pays. Je voudrais être en liesse, en accord avec la nature, et je me retrouve avec des pluies d’automne dans l’âme. À quoi ça sert d’avoir reçu en cadeau des poumons tout neufs quand on n’a même pas envie de respirer ?

Je me secoue et, un café au lait plus tard, je m’attaque à la journée, balai et sécateur à la main. « Gardez votre maison accueillante, surtout votre entrée ! », ai-je lu dans un livre au titre prometteur : Comment faire le ménage de sa vie en quatre étapes faciles. Je ne parle à personne des bouquins remplis de fleurs bleues qui s’empilent sur ma table de chevet. Greffée depuis un an, avec les meilleurs poumons au monde, je me dois d’être euphorique. Alors je pars en mission…

Mon nouveau chez-moi étant situé près du fleuve, au royaume des araignées, je commence par une bataille visant à empêcher ma maison de ressembler à un château hanté.

Depuis quelques jours, une toile suspendue sous la lampe du perron me donne du fil à retordre. Elle est gigantesque. Chaque matin, je la fais disparaître d’un coup de balai. Et au matin suivant, elle est réapparue.

14 JUILLET. Malgré la chaleur gluante de cette première canicule et la tristesse qui m’emprisonne dans sa toile, je m’active aux petites tâches prescrites dans ce livre qui devrait sauver mon âme.

Après souper, je découvre l’araignée-propriétaire qui s’affaire elle aussi à sa mission quotidienne.

Son piège s’étend maintenant de la lampe à la porte, et je décide de m’arrêter un peu pour l’observer. Agnès – c’est le prénom que je lui ai donné – prépare son festin du soir. Vaillante, et à mon avis hyperactive, elle ignore volontairement mon énorme présence. Trop occupée.

De temps à autre, je vais lui jeter un coup d’œil. Sans s’arrêter, elle tisse sa toile avec méthode. Cent fois sur le métier, elle va et vient pour installer la charpente, filant le réseau terrifiant de filaments qui piègeront ce soir les insectes écervelés des environs.

Hypnotisée, j’oublie ma tristesse. Son œuvre de la veille a été démolie ? Agnès s’y remet aussitôt au crépuscule. Elle n’est sûrement pas en train de se remettre, comme moi, d’une peine de cœur. Ou alors, s’est-elle jetée dans l’action pour oublier sa peine elle aussi ?

Il est près de minuit quand elle finit par s’immobiliser au milieu de sa toile impeccable. Assise sur le pas de la porte, je profite de la tiédeur de la nuit. Tiens, on dirait qu’Agnès a la tête en bas. Elle semble déséquilibrée par son bedon, un bedon indiscutablement proéminent. S’est-elle endormie ? Est-elle en train de méditer sur son avenir ou de vivre le moment présent, comme le prescrivent tous les bouquins que je consulte ces temps-ci ?

Un peu plus tard, incapable de dormir, je retourne à la fenêtre. Agnès est là, se berçant doucement, sournoise, dans le vent doux. Tout à coup, un insouciant moucheron s’approche, virevoltant et caracolant comme un adolescent amoureux. Mon cœur balance : dois-je m’interposer entre Agnès, travailleuse infatigable, et le jeune étourdi qui risque de ne jamais rentrer à la maison ? Trop tard, le pauvre se dirige tout droit vers la toile. D’un coup sec, Agnès secoue les fils gluants et capture sa proie. Le moucheron, que je n’ai même pas eu le temps de baptiser, tente frénétiquement de se dégager. Hélas, plus il s’agite, plus il s’empêtre. En un éclair, Agnès est sur lui et n’en fait qu’une bouchée.

Je commençais à m’attacher à Agnès, mais il est difficile d’avoir des sentiments pour cette froide tueuse. Mon début d’affection en prend un coup. Ce n’est pas ce soir que Dame Nature réparera mon cœur blessé. Dire que j’ai retrouvé ma santé pour me mettre à contempler le quotidien d’une araignée. Oui, je peux respirer à pleins poumons, mais pour quoi faire ? Pour qui ?

15 JUILLET. Avant même d’avaler mon bol de céréales et ma rôtie, je dresse l’état des lieux. Un véritable champ de bataille. Pire… on dirait le salon de la maison familiale un lendemain de Noël ! La toile est remplie de trous, des fils pendouillent de partout. Pas de trace d’Agnès.

Je ne peux me résoudre à balayer la toile dévastée. J’attends la noirceur avec impatience, curieuse de voir si Agnès reviendra… Peu après les dernières lueurs du couchant, elle sort de sa cachette pour reprendre le travail. Où peut-elle bien dormir ? A-t-elle un mari-araignée ? Des enfants-araignées ? Sans ronchonner devant la tâche, elle se met à l’œuvre. Ne laissant que les quelques fils de la charpente, elle rassemble en un petit tas le désordre de la veille. Puis elle repart à zéro, elle se remet à tisser avec son ardeur habituelle.

Espérons que personne ne découvre jamais à quoi j’occupe mon mois de juillet. Il n’y a que moi qui sais où j’en suis véritablement à ce point de ma vie : mon fiston adoré vient de prendre son envol, à 22 ans, pour partir à l’autre bout du pays, sans date de retour prévue. Côté cœur, c’est pas la gloire : mon divorce s’étire, me laissant nostalgique et vaguement coupable. Ma toile à moi, si fragile, ressemble à celle d’Agnès au petit matin. Finalement, je me dis que cette nouvelle amitié tombe à point : ce petit être bien vivant qui habite et s’active chez moi m’accompagne dans ma nouvelle solitude. J’ai bien besoin de sa présence dans cette grande maison vide.

19 JUILLET. Ma fidèle amie araignée se montre en fin de soirée, pleine d’énergie comme d’habitude. Cette fois, nous sommes quatre à la regarder par la fenêtre, des amis inquiets ayant décidé de venir me remonter le moral. Ils s’abstiennent de commentaires sur mon occupation du moment. J’espère que les voisins ne nous voient pas…

22 JUILLET. Surprise ! Agnès a maintenant deux bébés : je les baptise aussitôt Adélaïde et Adélard. Tout petits, ils ont tout ce qu’il faut de pattes. Pour le moment, ils se contentent de rester aux confins de la toile maternelle.

Le jour, tout ce beau monde disparaît. Le proverbe me revient : « Araignée du soir : espoir. Araignée du matin : chagrin ! »  Comme Agnès et ses enfants ne viennent que le soir, je me concentre sur la partie « espoir ». On dirait que je guéris doucement.

25 JUILLET. Mon grand matou envolé dans l’Ouest donne souvent de ses nouvelles. Il est heureux et je peux maintenant passer devant sa chambre vide sans que mon cœur se serre. Son appel de ce soir me donne des ailes et je décide de faire ma première promenade à vélo depuis le début de ma nouvelle vie. Au bout du petit quai que j’aime tant, Jupiter et Saturne flottent, apaisantes et éternelles. Et si je commençais à apprécier la douceur et les caresses de l’été ?

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Au retour, je trouve Agnès déprimée, sa toile dans un désordre total… Les restes de la veille traînent encore dans les mailles défaites ici et là. Elle n’a même pas mangé toutes ses proies. Les bébés sont absents. Est-ce qu’une araignée peut faire un burnout ? Ou une dépression post-partum ? Un doute m’assaille. Est-elle devenue trop vieille pour entretenir sa maison ? Ou alors, est-elle atteinte d’une maladie incurable? Je poursuis mes occupations, gardant sur elle un œil attentif.

Mes amis se moquent gentiment de moi, avec mon « araignée dans le plafond ». Ils affirment que je suis mûre pour un nouveau défi professionnel, un nouveau chum, un projet de vie, un voyage, du bénévolat, enfin, quelque chose !!! Mais Agnès, c’est mon inspiration, ma façon de m’ouvrir à la vie qui bat autour de moi.

27 JUILLET. Nouvelle stratégie ce matin, pour donner un coup de pouce à Agnès : je vais l’aider à se débarrasser de sa vieille toile usée. Ça lui évitera de faire encore le grand ménage. J’ai quand même un petit pincement au cœur en jouant du balai.

Plus tard en soirée. Pas de nouvelles d’Agnès. La fenêtre de l’entrée reste désespérément vide. Ma petite amie a plié bagage. Et c’est ma faute : j’ai détruit son lieu de travail. De toute évidence, ma stratégie n’a pas fonctionné. Et quoi, maintenant ? Une nouvelle séparation ? Un départ de plus dans la série ? Je m’étais habituée à sa présence.

Nouvel assaut de ma peine de cœur, qui revient parfois en force, sans raison. J’ai eu beau me promener à vélo, me contorsionner au yoga, méditer, sortir, décorer et nettoyer ma maison, prendre des centaines de photos des couleurs joyeuses de l’été, le goût savoureux de la vie ne me revient pas. Avant… quand j’étais malade, chaque fleur, chaque arbre, chaque nuage, chaque quenouille échevelée devenait un sujet à immortaliser… Je me forçais à être heureuse, à vivre le moment présent, à savourer chaque respiration. Peine perdue, je me retrouve avec la sensation d’être seule au milieu d’une grande fête.

Et Agnès qui est partie.

29 JUILLET. Merveilleuse surprise en fin de soirée. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, je découvre Agnès, toutes pattes dehors ! Elle trône au milieu d’une toile en parfait état, prête pour la nuit. Juste en dessous, il y a maintenant deux autres araignées, plus petites, chacune ayant tissé sa minuscule toile. Finalement, ce n’était pour Agnès qu’une petite déprime passagère.

Je savoure ma tisane alors que le quartier s’assoupit. Le silence s’installe peu à peu. La confiance et l’espoir coulent doucement en moi. Agnès est revenue avec sa petite famille quand je croyais ne plus jamais la revoir. C’en est peut-être enfin terminé des séparations.