Chantal Dahan
Greffée du foie
Nuit blanche – Nuit obscure

Scène 1 : Nuit blanche
Planète Terre, Canada, Québec, Luskville, rue Bradley. Ciel dégagé. 4 degrés Celsius. 16 avril 2022.
22 h : J’avale mes comprimés du coucher : du Prograf pour buter le rejet d’organe et du Seroquel afin de tempérer mon anxiété et de glisser progressivement au pays des songes. Bien adossée contre la pile d’oreillers posés sur mon lit de Princesse au petit pois, je termine mes mots croisés précurseurs de décroisement de pensées envahissantes et ravageuses. Ma boule de poils d’ébène se frotte contre ma joue et réclame ses gâteries nocturnes.
22 h 30 : Mon compagnon de vie pénètre dans ma chambre rustique et aérée. Il pose un baiser rituel sur mes lèvres. Avec effroi et candeur, je lui demande : « Crois-tu qu’on risque de se faire attaquer et envahir par la Russie ou… éventuellement par la Chine ? » Il me rassure. Ou du moins, il essaie.
1 h : Le silence pèse. J’ôte mon masque de nuit. Je jette un regard sur le cadran. J’avale un autre cachet de 6,25 mg de Seroquel.
22 h 40 : J’éteins ma lampe de chevet.
1 h 45 : Les quinquets refusent de s’alourdir. Je vais au salon. Ma chienne est au garde-à-vous. Comme moi, elle ne peut trouver le sommeil. Pour me protéger du froid, je drape mon corps nu d’une grande serviette de bain douce et épaisse. Puis, j’accompagne ma fille canine à l’extérieur pour l’encourager à faire ses besoins. Il fait clair. On dirait l’aube qui pointe. De retour dans la chaumière, j’aperçois les lumières bleutées du wifi qui clignotent. Mon conjoint a encore oublié d’éteindre ce propulseur d’ondes nocives qui perturbent mon repos. Je crois comprendre la source de mon insomnie.
2 h : Je retourne au chaud dans mon pieu. J’avale un autre 6,25 mg de Seroquel. Mes pensées voguent de nouveau sur une mer houleuse, vers l’Ukraine.
3 h : Je jette un regard sur le cadran silencieux aux aiguilles galopantes. J’avale un autre 6,25 mg de Seroquel.
4 h : Je vais rejoindre mon compagnon dans son propre lit dans l’espoir de trouver le sommeil. La pleine lune plonge au travers de la baie vitrée de sa chambre. La lumière intense du soleil, que reflète le satellite terrestre, enveloppe nos corps allongés. Elle me pénètre l’épiderme, se fraye un chemin jusqu’à mes entrailles, puis me broie progressivement les tripes. Il me semble entendre le lourd tic-tac qui s’accélère. Celui de l’horloge sournoise et feutrée. Cette impudique effrontée qui s’envoie en l’air, à mes dépens, dans les bras de Morphée.
Scène 2 : Nuit obscure
Je pénètre une taverne lugubre, située rue des Ténèbres. Je commande au barman un verre de fort, que je descends d’un trait. Puis un autre. Je brûle soudainement de partager avec des étrangers ce que je viens de vivre. Je débite mon récit auprès d’un auditoire de morts-vivants aux regards attentifs, mais vides et incrédules. Je me détourne sèchement. Je m’accoude au zinc et avale une autre consommation. J’entends des gémissements. Je pivote sur mon tabouret et aperçois des volailles qui tentent d’intimider un canard. J’interviens. Un coup de feu retentit. C’est le barman. Des oies gonflées à l’aspect empaillé se trouvent au centre de la pièce mal éclairée. Elles ont le plumage taché de sang séché. Elles sont tristes, mais résignées à leur sort. Je décide de les adopter. Une boîte en carton étroite et profonde est disposée parmi les bêtes. J’entrevois une tronche humaine qui semble être celle d’un vieil homme. J’essaye de l’ignorer. Je la contourne et continue mon chemin. Sentant la culpabilité me monter à la gorge, je retourne sur mes pas. J’ouvre grand la boîte. Il s’agit en fait d’un jeune homme. Il me fixe intensément du regard. Sa tête, reliée aux épaules, est privée du reste du corps. Il semble avoir perdu l’usage de la parole. Malgré mon aversion pour cet être qui suscite en moi la peur, je sais qu’il est de mon devoir de le sortir de ce cauchemar.
Je me réveille les yeux larmoyants. Picabou, ma boule de poils d’ébène, ronronne à mes pieds. Elle me questionne du regard. J’étanche ma soif et ingère mon comprimé immunosuppresseur matinal : 1 mg de Prograf. Le ciel azuré annonce une journée radieuse !
5 h : Je retourne dans ma chambre où Picabou m’attend patiemment. J’avale un autre 6,25 mg de Seroquel. Je me glisse dans mon lit frais et douillet. Ma boule de poils vient se blottir dans mes bras. Son doux ronronnement m’apaise, tel un mantra, qui m’emporte vers l’au-delà.

La pousse d’Éden
À l’aube de mon quinzième printemps, une graine s’implante dans mon terreau fertile. Malgré les tempêtes paternelles qui menacent de l’anéantir, une pousse du jardin des délices se développe progressivement. Trois pleines lunes durant, elle s’ancre dans mon antre. Sans crier gare, une tornade masculine vêtue d’un sarrau blanc la déracine sauvagement, raclant avec force la matrice qui l’avait accueillie afin de la métamorphoser à tout jamais en mer.e morte.
Après un demi-siècle de rotation de Gaïa, notre planète matriarcale universelle gravitant autour de l’astre qui l’inonde de ses rayons lumineux, je poursuis avec ténacité mon désir de procréer malgré la terre en friche laissée en moi. À la recherche de sources vitales, je déambule éternellement dans les méandres des dunes désertiques de mon sein matriciel pour tenter de transformer la zone stérile en une oasis enchantée.
Dès que l’hiver tire à sa fin, je plante des graines de vie dans des micro pots remplis de matière nourricière et hydratante, que je place à l’intérieur d’une serre miniature au toit transparent. J’éclaire la matrice de lumière artificielle, puis je la dépose sur un tapis chauffant que Roméo, mon fils félin, veut bien me prêter. La nuit venue, par double précaution, j’enveloppe l’antre plastifiée dans une couverture douillette afin que ma future progéniture ne prenne pas froid. Aux premières lueurs du jour, je me hâte de découvrir mes nouveau-nés. À l’instar de la plantation agricole du désert du Negev, irriguée grâce à l’affluent du Jourdain qui alimentait naguère la mer Morte, ce sont les germes de tomates qui dominent. Du haut de leur tige, comme des mains rivées vers le soleil, deux feuilles minuscules se dressent fièrement sous mon regard ébloui, nourrissons prématurés confinés dans leur incubateur de fortune. Je caresse leurs menottes fragiles du bout des doigts pour leur transmettre ma chaleur maternelle.
Dans mon jardin, il y avait : une pousse d’Éden.
Dans mon jardin, il y aura :
— des tomates multiformes et multicolores, charnues, juteuses et légèrement sucrées;
— des aubergines élancées et d’autres bien en chair;
— des courgettes d’un vert profond, d’autres d’un jaune éclatant;
— des haricots verts, jaunes, violets et buissonniers rampant jusqu’au firmament;
— des concombres libanais tendres et croustillants;
— de l’ail à la robe blanche striée de mauve évoquant la Provence, berceau de mon enfance;
— des courges pourvues d’une longue tige en guise de traine de mariée;
— de la menthe, du persil frisé, du thym, du romarin, de l’estragon français…
— un crapaud et un lutin, piqué dans la cour du Papa d’Amélie Poulain, pour lui tenir compagnie;
— des vers pour alléger la terre et la nourrir de poésie;
— des bactéries porteuses de bonheur enfouies dans le sol. Je les avalerai tout rond.
Dans mon jardin, il y a :
— des fleurs vivaces aguichantes qui attendent patiemment le retour de beaux jours pour se parer de leurs plus beaux atours afin d’attirer les abeilles, les papillons, les colibris… qui se délecteront de leur nectar enivrant et propageront leur semence au gré du vent;
— des framboisiers en bourgeons qui offriront généreusement leurs fruits mûrs aux ours gourmands rôdant aux alentours et à ceux qui n’auront pas peur de s’égratigner et de se tacher les doigts de couleur pourpre, car les framboises ne sont pas « des filles faciles ».