André Charbonneau

Donneur vivant d’un rein

La question d’Elsie

Mamie tient Elsie par la main en marchant doucement sur l’herbe de la jolie maison d’été. Les bécassines virevoltent au-dessus du fleuve, l’air du large sent bon ce mélange de varech et de rosiers sauvages en fleurs. Les foins de mer brillent sous le soleil, la journée respire la douceur de vivre du bas du fleuve.

Après quelques échanges et ricanements, Elsie ose et pose la question qui la chicote.

– Papa m’a expliqué pour vos reins à papi et toi. T’as trouvé ça comment ? lui demande Elsie.

– Une belle expérience de vie, j’dirais, ma chouette. Ça nous a beaucoup rapprochés.

– Ç’a-tu été difficile de décider de te faire ôter ton rein pour lui donner ?

– Ah ! que c’est drôle, ah ! que c’est drôle, s’esclaffe mamie. C’est pas moi qui lui ai donné un rein, ma pitoune, c’est papi qui m’a donné le sien.

– Ah ! C’est papi qui a fait ça ? fait la petite interloquée.

– Papi, papi, viens ici… je pense qu’Elsie veut te poser une question.

– J’arrive, dit papi en remontant le talus, un peu essoufflé. C’est quoi ta question ma princesse ? demande-t-il, cheveux au vent et sourire aux lèvres.

– Ben j’voulais juste savoir si ç’a été difficile, donner ton rein à mamie, genre ?

– Ayoye. AYOYE !… Tu mets déjà « genre » à la fin de tes phrases toi ? Mon dieu que ça grandit vite les jeunes de cinq ans de nos jours. 

– Ben tu sauras que j’vais avoir six ans bientôt, …genre ! fait-elle, les deux mains légèrement appuyées sur les hanches.

– OOOOOK. Écoute, pour répondre simplement à ta question ma chérie, ça n’a pas vraiment été si difficile que ça. Ça s’est fait le plus naturellement du monde. Tu vois, ta mamie, elle m’avait déjà donné le cadeau de son grand cœur, …moi, …je lui ai juste donné un petit rein, dit-il en souriant, haussant les épaules.

Leurs regards se croisent, puis sont rapidement attirés vers le fleuve, où dansent encore des bécassines rendues argentées par les rayons du soleil de fin d’après-midi.

***

Le lendemain, papi et mamie gardent Elsie pendant la sortie des parents, partis faire des courses. Quel plaisir pour papi de contempler sa petite-fille : assise dans le jardin où poussent marguerites et choux, elle est bien affairée à peigner sa poupée Philomène. Papi quitte sa chaise et vient doucement s’asseoir par terre à ses côtés.

– Elsie ?

– An han, répond-elle distraitement.

– Te souviens-tu m’avoir demandé si ç’avait été dur donner mon rein à mamie ?

– Non.

Elle hésite.

– Ah oui, la blague cœur-rein. Cool.

– OK, j’ai fait une blague, mais ça me chicote depuis et j’aimerais me reprendre et te répondre un peu mieux.

Il hésite.

– Prendre la décision de donner mon rein à mamie n’a pas été trop difficile, tu l’sais. Mamie et moi on est heureux et on a pris soin l’un de l’autre au long des années. C’est certain que la perspective de l’opération me faisait un peu peur, mais c’était un geste que je voulais faire pour faciliter le retour à la bonne vie de mamie.

Elsie se montre intéressée et le regarde attentivement. Elle tourne le miroir de Philomène vers papi. Il s’y aperçoit, se gratte la tête, continue.

– Mais le jour avant la transplantation, en me rendant à l’hôpital, j’ai eu un petit moment difficile dans l’auto. Une peur bleu marine s’est emparée de mon corps. J’ai fait semblant de rien et je pense que mon chauffeur n’a rien remarqué. J’ai même pensé ne pas pouvoir continuer. Mais je me suis apaisé et ma confiance en la générosité des gens qui prendraient soin de moi le lendemain est revenue. J’ai fait confiance à l’évolution de la science, et j’ai aussi serré fort une petite médaille dans le fond de ma poche : c’est ma maman à moi qui me l’avait donnée un peu avant de mourir. Puis, j’ai pensé à la lumière des beaux yeux de ta mamie et là, tout est devenu calme.

– T’es drôle papi. On dirait que t’es comme une maison avec deux sous-sols. En haut, y’a ce que tu es dans la vie normale, au premier sous-sol, y’a ta peur, pis au deuxième sous-sol, de la paix puis de l’amour.

– Mais c’est bien beau ce que tu viens de me dire-là, ma grande. Veux-tu m’dire où t’as pêché ça ? C’est bien trop beau !

– Dans un livre que papa m’a lu hier soir avant de me coucher. Maman l’avait apporté de la bibli pour moi.

Papi est bouche bée et regarde, charmé, sa surprenante petite-fille qui continue de peigner doucement les boucles blondes de sa poupée. Elle tourne à nouveau le miroir de Philomène vers papi, qui y voit son regard apaisé par la conversation d’aujourd’hui. La réponse d’hier était sans doute amusante, mais celle d’aujourd’hui est plus apaisante…

– Est-ce que je peux la peigner à mon tour ta Philomène, ma puce ? Toi, tu pourrais peut-être lui cueillir des marguerites ?

– C’est mieux des fleurs que des choux, hein, papi ? À moins de lui donner des patates ? Hihi.

Une ardente à la mer

Une ardente à la mer dérive, 
Boit sa gorgée, son corps s’amollit. 
Trois hippocampes jeunets s’inquiètent, 
Des ampoules au cœur, à l’âme. 
Des mouettes bienveillantes nombreuses, stupéfaites, 
Et un vieil hippocampe 
Saluent Madame, 
Oui, la dame aux veines serrées, au filtre asséché. 
La vie desséchée faiblit, pâlit. 
Shshshshunk-shshshshunk et passe et passe le sang
Shshshshunk-shshshshunk et passe et passe et passe la vie. 
Du bout du quai, 
Une bouée est lancée. 
Avec confiance, Madame s’approche. 
Des chevaux de la nuit, elle décroche. 
Aux chevaux de la vie, elle s’accroche. 
Aye. La bouée est revenue
Coincée entre coque de barque et quai. 
Jus des bras, vent du nord, sangsues, méduses et vagues,
Désert d’une marée montante.
Un dauphin s’amène, attrape la bouée, s’élance, et la lance.  
Une roquette, montée instantanée, gravité défiée. 
Oh ! s’exclament les badauds.
Madame s’accroche ! 
Des yeux doux la consolent.
Licornes, petites licornes se montrent sur la grève,
C’est la fête et la vie se ranime,
La bossanova revient, la salsa revit 
Dans sa tête, 
Puis dans son corps, 
Et peu à peu dans son être. 

Les mots dits comme ils viennent

Les émotions sommeillent,
fruits de douleurs, restes d’un accident, d’un drame,
des délits de fuite, d’étranges dénis qui en l’âme
s’enferment.

Un jour le cœur s’ouvre, les mots résonnent,
un cœur s’offre, cela étonne ;
les mots viennent comme une musique
en exil vers un chant.

Les mots dits simplement, comme ils viennent,
sont lus et relus, accueillis,
ils sont fleurs, odeurs vives et apaisantes
d’un champ nouveau, d’un chant écrit.

Les mots dits comme ils viennent
déboulent.
Ils apaisent
les accidents, les drames.