Denis Cormier-Piché

Greffé du rein

Boutcha, rue Yablunska

C’est comme ça que je meurs

Depuis le 2 mars, les forces russes occupent la ville où je suis né, où j’ai grandi et où je vis, Boutcha, à 30 km au nord-ouest de Kyiv.

À cause de la mobilisation générale, je ne peux plus quitter le pays. Je décide de fuir les attaques à vélo avec mon fidèle berger d’Anatolie, Noé (Noy, Ной). Je ne l’abandonnerai jamais.

Je pars en direction de la ville voisine, Irpine. C’est un jour encore frais de fin mars dans les rues dévastées, envahies de débris et de carcasses de véhicules détruits, et bordées d’immeubles gravement endommagés. Juste avant que l’armée russe ne se retire le 30 mars, j’entends derrière moi, au loin, le grondement des camions et probablement des blindés, qui approchent. Je roule rue Yablunska, je sens le sol trembler. Je me retourne, m’arrête, descends de mon vélo. Je distingue un « Z » peint en blanc, sur les devantures ou les côtés des camions de fusiliers russes motorisés et de plusieurs chars. La colonne de véhicules avance et au moment où ils semblent m’avoir aperçu, ils accélèrent.

Dans le premier camion, des soldats russes en tenue de camouflage, avec des AK-47, sont entassés dans la caisse arrière. Le commandant est assis sur le rebord de la fenêtre, côté passager. Il tient sa kalachnikov pointée vers le ciel.

À ce moment, j’ai le pressentiment que ça va mal se passer.

Le convoi rendu à ma hauteur, le commandant croise mon regard, baisse son AK, me vise et ouvre le feu. Je reçois une rafale en pleine poitrine. Il prend sa radio et transmet aux autres unités de combattants : « VDM -21 : je viens de tuer un homme à vélo. » Un autre soldat filme la scène avec son portable pour une diffusion live via un compte privé entre militaires russes. Peut-être avec l’émoji du doigt d’honneur sur les images pour exalter, parmi les troupes, le spectacle de la guerre en direct.

Le choc des projectiles est si puissant qu’il me projette sur le côté de la rue avec mon vélo. Noé s’enfuit à plusieurs dizaines de mètres.

Je tombe sur le dos, ma bicyclette bleue se renverse sur mes jambes. Je regarde le ciel, complètement assourdi par les détonations dont le son continue à résonner dans ma tête. Je sens l’odeur de soufre et de brûlé dans l’air. Je ne peux absolument pas bouger, ni parler, ni gémir et encore moins crier. Je vois normalement, il me semble. Je réfléchis normalement, je crois. Je me dis que c’est bizarre, je ne sens pas les balles dans mon corps, à peine des brûlures.

C’est OK. Pas de panique. Une sensation de bien-être. Je ne sens plus le poids de mon corps. Prenez soin de Noé.

C’est comme ça que je meurs. Comme si je m’y étais préparé depuis longtemps.

Des soldats descendent des véhicules et viennent vers moi. Le commandant donne des ordres. Fouillez les poches, sous le manteau, prenez tout ce qu’il y a à prendre. Ils pillent mes économies et ma montre. Il y en a un qui prend le temps d’enlever mon téléphone portable de son étui. Un autre retire de mon poignet un bracelet de pierres vertes qui avait appartenu à ma mère et à ma grand-mère. J’avais décidé de le porter durant ma fuite. Il y en a un qui fouille dans mon sac à provisions, qui décide de boire, à même la tétine de ma gourde à vélo, le reste du jus que j’avais apporté. C’est bien ça. Des crimes de guerre. L’assassinat de civils désarmés et les pillages. J’ai entendu dire qu’ils envoyaient leurs butins à leurs familles une fois qu’ils rejoignaient la Biélorussie voisine. Là-bas, il y a un service de livraison de colis qui dessert des dizaines de milliers de villes en Russie.

Ils repartent. J’entends d’autres salves.

Noé est revenu vers moi. Il me tourne autour. Me sent la joue, le nez, la bouche. Il cherche un signe de vie. Je sens son museau humide ou plutôt, je me rappelle la sensation de son museau humide.

Les heures passent, puis une nuit, puis deux ou trois peut-être ? Nous sommes probablement début avril. On ne m’a pas encore retiré de la rue. Ni moi ni les autres. Car on craint que les Russes aient piégé nos corps avec des explosifs. Noé ne m’a pas abandonné. Il est couché à mes pieds, sûrement affamé. Je vois deux camions qui arrivent. Six ou sept personnes en descendent, des enquêteurs, deux photojournalistes, portant un gilet pare-balles spécial PRESS, s’avancent vers moi. Noé n’est pas effrayé, il reste étendu, la tête relevée et regarde un des photographes (Card Press: Sergei Supinsky/Ukrainian, AFP) prendre ses photos. L’autre photographe (Card Press: Zohra Bensemra/Algerian, Reuters) s’approche très près, pointe son appareil au-dessus de moi, de manière à ne pas cadrer mon visage qui, avec les jours qui passent, est devenu horrible. Je la remercie pour ce respect. Je ne souhaite pas qu’on se souvienne des crimes de guerre de l’armée russe par la photo de mon visage devenu abject, avec la bouche ouverte et les mouches. Un buzz sordide assuré sur les réseaux sociaux.

Durant ce temps, quatre préposés à l’entretien de la ville sortent un brancard qu’ils posent sur la rue le temps d’enlever ma bicyclette demeurée renversée sur mes jambes.

On me glisse dans un grand sac mortuaire de plastique noir sur lequel est collée une étiquette. On y inscrit à la hâte un code et les informations à joindre au bilan des victimes en vue d’une enquête indépendante. On me soulève et me dépose sur le brancard. Je ne pèse qu’au plus soixante kilos tellement je n’ai pas pu manger à ma faim les semaines précédant mon départ. Même le son de ma voix a changé. Je l’entends plus grave.

Je crois que Noé comprend que c’est fini. Qu’il ne me reverra plus. Il fait demi-tour, la tête penchée, les oreilles rabattues et la queue repliée entre les pattes. Il rebrousse chemin, peut-être vers notre immeuble d’appartements ou ce qu’il en reste. Pour y trouver à manger et du réconfort, à la maison, chez nous. Et possiblement un autre maître. 

J’ai la chance qu’on m’enterre convenablement, côte à côte avec d’autres victimes civiles et militaires, dans une tranchée creusée par la mairie, dans la fausse commune de l’enceinte de l’église Saint-Apôtre-André-le-Premier-Appelé. Une solution temporaire, car nous devrions être exhumées pour nous inhumer de nouveau, lorsque la situation le permettra, dans une sépulture décente avec un cercueil, face à l’Orient. Je présume qu’on pensera à jeter des tournesols directement dans ma fosse. Je serais d’autant plus en paix si mes proches y jetaient aussi des bâtons de pastel à l’huile, le plus beau cadeau que j’ai reçu, enfant, de la part de de l’institutrice (Viola L.) de ma classe de 6e du primaire. Elle venait de reconnaître mes aptitudes et me donnait la permission officielle de me passionner pour les arts. Vas-y !

Je vois arriver un prêtre en soutane recouverte d’une chasuble en soie blanche bien empesée. Il balance un encensoir de la main droite et tient une bible dans la gauche. Derrière lui, des femmes âgées, la tête enveloppée d’une babouchka fleurie, chantent la plainte des adieux au défunt.

En observant ce soutaneux et en l’entendant marmonner ses litanies, je me demande si l’Église orthodoxe maintenait, au nom de la « lutte contre l’immoralité », son opposition aux personnes, aux groupes et aux évènements LGBTQ+. En cette période de mobilisation militaire générale, s’oppose-t-elle aux membres de la Brigade Licorne LGBTQ+ engagés volontairement dans notre armée ? Certains sont sur la ligne de front et perdent leur vie en participant aux opérations de défense de notre pays, de nos valeurs démocratiques, de nos identités et de nos libertés en danger.

Parmi les victimes inhumées, plusieurs retrouvées sans documents, demeureront non identifiées. Elles continueront à vivre à travers les prénoms ukrainiens que des parents donneront, de par le monde, à leurs nouveau-né· e· s. Que des personnes trans ou non binaires adopteront lors de leur changement de prénoms. En hommage aux milliers de victimes des crimes de guerre dont ceux de la rue Yablunska à Boutcha : Maksym, Mykhaylo, Volodymyr, Oleh, Oleksandr et en hommage à des acteurs et des actrices de la résistance et de la résilience : Alexandra, Anastasiia, Andryi, Illia, Natalia, Stanislav, Vera, Viktor et tant d’autres encore.

Maintenant, j’entends les sanglots longs de Tribute to Heroes d’un jeune violon solo au milieu de nos ruines.

21 avril 2022

Prologue

The New York Times, « Poutine est un imbécile » : des appels interceptés révèlent le désarroi de l’armée russe, 28 septembre 2022.

Des soldats russes ont passé des milliers d’appels depuis le champ de bataille en Ukraine à des proches restés chez eux. Voici leurs conversations [extrait].

« Hello? »

« Hi, Mommy, »

Yevgeniy

            We are positioned in Butcha”

Sergey

            “Our offense is stalled. We are losing this war.”

Andrey

            “Half our regiment is gone”

Sergey

            “We were given an order to kill everyone we see.”

Source : (The New York Times, September 28, 2022). « Putin Is a Fool »: Intercepted Calls Reveal Russian Army in Disarray. The New York Times.

CBC The Fifth Estate: Enquête sur les crimes de guerre en Ukraine, 31 octobre 2022.

Appel téléphonique intercepté passé par un soldat russe à sa petite amie pendant les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine :

Soldat russe

« They told us that, where we are going, there a lot of civilians walking around. And they gave us the order to kill everyone we see. Because they might give away our positions. I become already a murderer. That’s why I don’t want to kill any more people, especially ones I have look in the eyes.”

Source : (CBC The Fifth Estate, October 31, 2022). Investigating War Crimes in Ukraine. CBC The Fifth Estate.

À la mémoire des trente-six victimes civiles de la rue Yablunska

Volodymyr Brovchenko, 68 ans

Et

Volodymyr Ruchkovskyi, 50

Mykhailo Hrabovliak, 52

Zhanna Kameneva, 37

Anna Mishchenko, 14

Tamila Mishchenko, 52

Maria Ilchuk, 69

Mykhailo Kovalenko, 61

Taras Panimash, 49

Oleksandr Hutorovych, 46

Oleh Bilas, 55

Viacheslav Hordiichuk, 46

Ihor Samchenko, 40

Pavlo Valko, 54

Oleksandr Kovalevskyi, 54

Serhii Petrenko, 53

Vitalii Vynohradov, 47

Oleh Hryshchenko, 44

Oleh Verba, 54

Yevhen Davydov, 44

Dmytro Chaplyhin, 20

Andrii Dvornikov, 31

Anatolii Prykhidko, 38

Denys Rudenko, 37

Valerii Kotenko, 53

Sviatoslav Turovskyi, 35

Andrii Verbovyi, 55

Vitalii Karpenko, 28

Andrii Matviichuk, 37

Ihor Didkivskyi, 42

Iryna Filkina, 52

Oleh Abramov, 40

Mykhailo Romaniuk, 57

Oleksandr Chumak, 26

Dmytro Shkirenkov, 38

Maksym Kireev, 39

Source : (December 21, 2022. Their Final Moments: Victims of a Russian Atrocity in Bucha. The New York Times.)